Je courais derrière elle, haletant, toujours à bout de force. J’avais la charge des paquets, sacs, cabas qui s’alourdissaient à chaque arrêt. Ma mère connaissait — sans exception — tous les marchands par leur nom, elle passait avec chacun d’interminables minutes à deviser en plusieurs langues.
Le marché de Mahané Yéhuda était mon sport du vendredi matin. À douze ans, j’étais déjà prêt pour les Olympiques toutes disciplines confondues. J’avais des bras de boxeur, des mollets de basketteur, une agilité de gymnaste et une endurance à toute épreuve pour avoir rattrapé, les bras surchargés, un nombre incalculable d’autobus sous, le plus souvent, un soleil de plomb mais aussi un froid saisissant ou une pluie torrentielle.
Maman marchait, courait, s’arrêtait, ralentissait comme un fleuve qui sait vers quelle rive il faudra un jour s’étendre. Je l’admirais dans sa frêle beauté, son ineffable confiance dans cette vie que le destin avait pourtant brisée plusieurs fois. J’étais son seul fils, un petit homme qu’elle voulait brave et qu’elle entraînait à cette seule fin. Rien pourtant ne l’émouvait. Ni mes incursions soudaines à tenter de marchander, ni le poids incommensurable des courses que j’assumais de porter sans gémir. Je la secondais comme un jeune page que les étals de toutes les formes et couleurs prétendaient divertir. Rien, non, ne l’impressionnait de mes efforts inconsidérés et qui passaient tous pour invisibles.
Il s’en fallut de peu pour que je devienne un adulte insignifiant. Un passager éternel parmi des étals bariolés, si Bensimon dans son grand chapeau de paille, sa gouaille rageuse, ne m’avait proposé le jour de mes treize ans, par une chaleur poisseuse, de choisir l’avatihah1, — fruit national sans lequel un repas ne saurait être complet. J’ai posé mes paquets, j’ai attendu que l’attention de ma mère se fixe enfin sur mon bras qui se dépliait vers cette montagne de pastèques, et, parce qu’une occasion pareille n’arrive qu’une seule fois dans sa vie, me dressant sur la pointe des pieds, j’ai bravé la fatalité. J’ai parié mon cœur pour une pastèque. Me voulant plus fort qu’Hercule et plus habile que Salomon, j’ai fermement saisi l’une d’entre elles. Je l’ai d’abord soupesée, respirée, posée, reprise en main, secouée, l’ai écoutée à mon oreille, l’ai encore agitée. Je l’ai faite ensuite passer d’une main à l’autre, j’ai attendu, puis j’ai frappé sa coque verte à trois reprises, je l’ai lancée dans les airs, l’ai rattrapée d’une main, j’ai longuement soupesé, j’ai humé sa corolle jaune, j’ai une dernière fois frappé sa chair. Puis je l’ai posée.
Et j’ai recommencé encore le même scénario. Et encore.
Puis, je me suis emparé, au hasard, d’une des pastèques voisines
que j’ai alors tendue sans sourciller à Bensimon : « Celle- là ! »
Ma mère, abasourdie, me dévisagea. Elle partit subitement d’un éclat de rire aussi incroyable qu’insoupçonné. Et soudain, je vis son regard se confondre avec le bleu immense du ciel de Jérusalem.
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extrait de l’ouvrage ’’Jérusalem, par une rosée de lumières’’
de Daniella Pinkstein chez Biblieurope
crédit photo : Yael Ilan