Pour autant que je me souvienne , Isaac Bashevis Singer a toujours fait partie de mon univers. Au même titre que les contes populaires qui nourrissaient mon appétence pour l’extraordinaire, le monde de Singer s’est enraciné en moi; et peu importe si je ne suis pas née dans le Yiddishland.
Féroces, drôles, monstrueux parfois tendres, les individus mis en scène par Singer font partie de la même famille. Celle d’une humanité grotesque, presque caricaturale dans laquelle, à l’instar de la commedia dell’arte, des personnages nous permettent d’exorciser ses peurs et ses désirs enfouis.
Quand on ouvre un livre de Singer, c’est comme si une fanfare tonitruante se mettait en branle. Quand on le referme, on est presque épuisé par cette abondance de couleurs, de traits de caractères, d’émotions, de détails qui nous ont submergés.
M’en voudra-t-on si je compare, à l’autre bout du curseur géographique, Isaac Bashevis Singer et Albert Cohen ? Et pourtant comment ne pas trouver de points communs à ces troupes turbulentes composées de Juifs magnifiquement dramatiques qui ont le don de vivre leur époque, souvent tragique, au troisième degré.
Mais revenons au basique : Isaac Bashevis Singer est né de père rabbin et de mère fille de rabbin près de Varsovie en 1904. Après des études qui le destinaient en principe au rabbinat, il découvre la littérature grâce à son frère et débute à Varsovie en tant que correcteur, journaliste et traducteur de Thomas Mann et Stefan Zweig. Dès 1925, il écrit ses premières nouvelles et en 1933 paraît son premier roman La Corne du bélier. En 1935, il émigre aux États-Unis. Il est l’auteur d’une vingtaine de romans, de recueils et de nouvelles, tous écrits en yiddish. Il reçoit le Prix Nobel de littérature en 1978. Il meurt en 1991.
Comment ces pauvres lignes pourraient-elles résumer le feu ardent qui a animé cet auteur obsédé par la transmission d’un monde voué à la disparition?
Au-delà de ses truculentes histoires truffées de détails sur la vie en Europe de l’Est, c’est dans un acte militant et délibéré que se trouve peut-être son principal message : Singer n’a jamais écrit dans une autre langue que le yiddish.
Je suis sûre qu’un jour, des millions de cadavres parlant yiddish se lèveront de leurs « tombes et la première question qu’ils poseront sera : quel est le dernier livre paru en yiddish ? » déclara Isaac Bashevis Singer dans son discours de remise du prix Nobel de Littérature en 1978.
Pendant du ladino (judéo-espagnol) en Orient, le yiddish est la langue judéo-allemande s’écrivant en lettres hébraïques qui fût parlée par les deux tiers des Juifs du monde, soit onze millions de personnes, à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Extrêmement fécond dans le domaine littéraire, le yiddish fût utilisé par de grands auteurs, poètes et journalistes tels que Isaac Leib Peretz, Sholem Aleichem, Sholem Asch.
Langue de l’humour juif par excellence qui manie Houtzpa, moquerie, ridicule et tragique avec dextérité, l’œuvre de Singer ne pouvait s’épanouir que grâce à cette sémantique.
Bien que tous les romans fussent traduits en anglais à sa demande, les puristes considèrent ces traductions comme de pâles reflets de la pensée originelle de l’écrivain prolifique pour lequel le yiddish était le seul vecteur possible de son âme profondément juive; car au-delà de l’anecdotique, c’est bien au cœur de la mystique juive que le magicien Singer nous plonge.
À travers ses rabbins, ses charlatans, ses filles pécheresses, ses bandits repentis, ses enfants surdoués, ses anges et ses démons, l’auteur, croyant mais éternel sceptique, nous questionne sans merci. Conformément à la tradition talmudique à laquelle Elie Wiesel faisait allusion en affirmant : « Chaque question possède une force que la réponse ne contient plus ».
Chone Shmeruk, historien de la littérature yiddish et de la culture ashkénaze, ne définissait-il pas les récits de Singer comme des « machines à rendre perplexes » ? .
C’est précisément parce que les textes de Singer sont totalement empreints du judaïsme le plus profond qu’ils nous dérangent parfois autant. Comme s’ils recelaient les quatre niveaux de compréhension propre à la dialectique juive : le pshat (sens littéral), le remez (sens allusif), le drash (sens métaphorique) et le sod (sens mystique). Quatre niveaux de compréhension résumés par un mot de quatre lettres Pardess.
À chacun de choisir sa grille de lecture nous dit l’auteur de (entre autres) Yentl, La famille Moskat, Keila la Rouge, Le Spinoza de la rue du Marché, Le petit monde de la rue Krochmalna’, Le Magicien de Lublin, Amour tardif, Le Charlatan.
Il propose sans concession et nous disposons. À nous de trouver des réponses aux questions posées par ses personnages ou de s’en poser à nous-même, semble nous expliquer l’écrivain facétieux.
Pour autant, sur un sujet il semblait n’avoir aucun doute. Dans Conversation avec Isaac Bashevis Singer de Richard Burgin, il affirme : « cela n’est jamais arrivé au monde qu’un peuple soit exilé de son pays et ensuite ne s’assimile nulle part (…). Des millions et des millions d’Allemands ont émigré en Amérique et sont devenus de « vrais » Américains. Il n’y a plus eu chez eux aucune trace de leurs origines. Tandis que les Juifs qui ont été en exil pendant deux mille ans, qui ont vécu dans des centaines de pays, ont parlé des quantités de langues et ont continué à parler la leur : l’hébreu. Ils ont aussi conservé leurs livres, n’ont jamais renoncé à leur foi et au bout de 2000 ans ils reviennent en Israël. C’est quelque chose de tellement spécial dans l’histoire de l’humanité que si ce n’était pas arrivé personne ne l’aurait cru possible. C’est ce qui rend unique le cas du peuple juif. Cette force que représente le fait d’être une minorité, minorité persécutée et de conserver sa culture pendant 2000 ans est la négation de toutes les théories sociologiques et psychologiques sur les nations et les collectivités. ».
Singer était fou amoureux de son peuple. C’est en fait ce qu’il faut retenir de son œuvre.