Le poète juif allemand Heinrich Heine a ici parfaitement résumé qui était Avicébon, le nom par lequel les chrétiens ont retenu la mémoire de Salomon Ibn Gabirol, un personnage polémique, mais néanmoins admiré, de l’âge d’or andalou.
Ibn Gabirol est une des sources de la scholastique chrétienne. Etonnant, si l’on considère qu’il compte parmi les principales références de la littérature rabbinique médiévale.
Également cité par les sources arabes musulmanes, qui l’ont retenu sous le nom de Sebirul, ce rabbin espagnol natif de Malaga a grandi à Saragosse dans un certain dénuement.
Orphelin de père, frêle et souvent sujet à des maladies, il décédera avant l’âge de 40 ans, vers 1058, non sans avoir laissé une œuvre poétique et philosophique mémorable, à même d’en faire une référence incontournable pour toutes les cultures méditerranéennes à la fin du Moyen Age.
Ses écrits profanes, à l’instar de ceux de ses contemporains andalous (Juda Halévi, Ibn Ezra…), sont savamment éludés aujourd’hui dans les centres d’étude, et pour cause !
Apprécié de (saint) Thomas d’Aquin, qui le considère comme une source d’inspiration au XIIIe siècle, son « Fons Vitae » (plus tard traduit en hébreu « Maqom ‘Hayyim », La Source de Vie) est accueilli tièdement par ses coreligionnaires dans son original arabe « Yanbû‘ al-‘ḥayât ».
Et il faudra attendre le XIXe siècle pour que le lien entre le poète mystique Shelomo ben Yehouda Ibn Gabirol et le philosophe Avicébron (ou encore Avencebrol) soit fait par l’orientaliste juif franco-allemand Salomon Munk (1803-1867).
D’abord protégé par un ministre juif du taïfa de Saragosse – auquel il dédiera une remarquable élégie – Salomon ibn Gabirol trouve, au sommet de son art, un mécène de renom en la personne de Samuel ibn Nagrela.
Ce dernier, connu dans les yeshivoth, comme l’un des plus brillants talmudistes et grammairiens du judaïsme espagnol médiéval, est également le vizir du royaume musulman de Grenade.
Bien que bénéficiaire de ses largesses, Ibn Gabirol, qui a déjà été chassé de Saragosse, finira par se brouiller avec le naggid de Grenade et laissera à la postérité quelques textes d’une ironie cinglante à son endroit.
On voit donc ici se dessiner un auteur aux facettes multiples, aux contours ambivalents, loin de l’image souvent apologétique qui est faite de lui dans les cercles rabbiniques.
Grand connaisseur de l’hébreu biblique, il emprunte au monde arabe environnant ses images et expressions, ainsi que le style poétique arabe de la qasîda.
Les thèmes, eux, sont tirés de la Bible et du midrash, avec une orientation souvent mystique.
Composés en l’honneur de ses riches protecteurs, ses panégyriques et sa philosophie ont des accents néo-platoniciens.
L’âme y transcende le corps et lui survit. Aussi faut-il la préserver des vanités du monde terrestre pour les temps messianiques.
Sa croyance en l’au-delà n’a en effet d’égal que son amour pour le peuple d’Israël, appelé à un glorieux destin.
Visiblement influencé par le Sefer Yetsirah, une œuvre mystique attribuée au grand maître de la Mishna Rabbi Aqiva (IIe siècle), il passe parfois pour un précurseur de la kabbale médiévale.
De sa poésie religieuse, on retiendra le magnifique piyyouth Sha’har Avaqeshkha (A l’aube, je te scrute) introduit dans la liturgie juive nord-africaine des fêtes, ainsi que le célèbre antiphone à la gloire de Dieu Adon ‘Olam (Seigneur du Monde), entonné par les communautés ashkénazes en clôture des offices du shabbat matin.