La première pièce de théâtre juif partiellement retrouvée a été écrite en grec à Alexandrie par un auteur dont on ne sait rien, Ezéchiel le Tragique, deux siècles avant l’ère commune.
Intitulée « L’Exagogè », « L’Exode », elle illustrait la sortie d’Egypte, Moïse et le spectacle de la Révélation divine. Difficile de qualifier ce théâtre de « culte idolâtre » comme les maîtres du Talmud le feront, cinq siècles plus tard.
Dans le traité « Avoda zara » (18b9, 16, 18) du Talmud de Jérusalem, la condamnation du « culte idolâtre » concerne surtout le théâtre romain où se tenaient les jeux du cirque, d’une rare violence.
Et dès lors que la création théâtrale va toucher à la mise en scène du réel dans l’antiquité romaine, elle va se heurter au deuxième commandement (Exode 20-4), interdisant toute forme de représentation.
Un patrimoine théâtral oublié
Dans sa remarquable étude « Théâtre et sacré dans la tradition juive » (P.U.F. 2012), Guila Clara Kessous met en lumière l’existence, malgré ces interdits, d’une longue tradition théâtrale, forgée en diaspora au fil des siècles.
Ferdinando de Rojas, avocat juif converti de force au christianisme, publie en Espagne son unique œuvre La Célestine (1499), qui fut après Don Quichotte, le livre espagnol le plus universellement diffusé.
On découvrit en 1902, dans des archives du tribunal de l’Inquisition un texte désignant Fernando de Rojas comme en étant l’auteur. La pièce d’une grande modernité, est encore régulièrement interprétée de nos jours.
En Italie, à la Cour des Ducs de Mantoue, le prolixe auteur dramatique Juda Leone ben Isaac Sommo écrit la première pièce en hébreu, « La comédie éloquente du mariage » (1550) et rédige le premier traité de théâtre, « Quatre dialogues en matière de représentation théâtrale ».
A côté d’œuvres profanes, des rabbins dramaturges mettent en scène des pièces où le peuple juif joue son histoire et son rapport à la Révélation divine. Léon de Modène, rabbin de Venise, écrit une pièce intitulée « Esther » (1619).
Sur ses traces, le rabbin Moïse Zacuto, kabbaliste, compose plusieurs pièces en hébreu.
A Padoue, le rabbin Moïse Haïm Luzzatto, éminent kabbaliste connu sous le nom de Ramhal, publie très jeune deux pièces en vers, en langue hébraïque : « Samson » et « La Tour de Puissance – Migdal Oz », inspirée par le livre du Zohar.
Soupçonné de messianisme, le Ramhal est mis à l’index par les hautes autorités de Venise, d’Allemagne, de Pologne.
Il se réfugie à Amsterdam où il compose en 1743 son troisième drame, « Aux Justes, la Louange » où Dieu apporte la parole de justice aux hommes. Peu après, il gagne la Terre Promise, où il meurt en 1746. Il repose à Tibériade, à côté de Rabbi Akiva.
Peut-on imaginer, comme le révèle Guila Clara Kessous, qu’au moment de la Haskala, on a dénombré plus de 200 pièces de théâtre en hébreu – rarement jouées ?
C’est dire combien le théâtre a été perçu comme un merveilleux outil de représentation du sacré et de la Révélation, tant pour divertir que pour éduquer et transmettre.
Pourim comme inspiration théâtrale
Une autre tradition théâtrale s’est abondamment développée depuis le Moyen Âge autour de la Meguila – le Rouleau d’Esther, lors de la fête de Pourim.
Non pas dans la tradition du sacré, mais dans celle du Dieu caché. Le nom d’Esther vient de l’hébreu nistar qui signifie caché, dissimulé.
Pourim est un jour de liesse et de joie. On boit au point de ne plus pouvoir distinguer le jour de la nuit. On festoie … et on peut transgresser : c’est le seul jour du calendrier hébraïque durant lequel les hommes sont autorisés à se travestir en femmes.
Progressivement, dans les communautés d’Europe de l’Est se répand à partir du 16ème siècle la tradition des Pourimspiele.
Ces jeux de Pourim, ponctués de chants, de danses, de mimes et d’acrobaties, reprenaient dans des mises en scène subversives des épisodes bibliques jusqu’à incarner une forme de dérision de l’Alliance.
Les débuts du théâtre yiddish
A partir de la seconde moitié du XIXè siècle, un souffle nouveau va raviver la créativité du théâtre juif.
Mis en scène dans sa langue vernaculaire, le Yiddish, le théâtre juif va connaître un succès populaire sans précédent.
Abraham Goldfaden en est le précurseur. Né en 1840 en Russie, il aurait dû être rabbin.
Mais il préfère se lancer dans l’écriture et devient ainsi le premier auteur dramatique en langue Yiddish.
Etabli à Odessa, il écrit, à 28 ans, ses deux premières pièces : Die Tzwei Sheines – Les deux voisins et Die Murneh Sosfeh – Tante Susie.
Puis il gagne Bucarest où il crée la première troupe de théâtre professionnelle de langue Yiddish avec laquelle il interprète des pièces traduites du français et du roumain mais aussi ses propres créations.
Avec sa troupe, Goldfaden visite les principales capitales d’Europe et se produit également aux Etats-Unis lors de tournées triomphales.
Son œuvre compte au bas mot une soixantaine de pièces, avec les savoureuses comédies populaires burlesques plébiscitées par le public, mais aussi des mises en scène de personnages bibliques, telle la Shulamit (1880), l’une de ses plus belles réalisations.
Avraham Goldfaden a connu de multiples revers de fortune mais il a tracé une voie nouvelle pour tous les autres dramaturges qui ont contribué à cet âge d’or du théâtre yiddish comme I-L. Peretz, Sholem Aleichem, Sholem Asch, Aaron Zeitlin, Itzik Manger, Shalom An-Ski.
L’âge d’or
An-Ski nous a légué l’une des plus fortes et troublantes pièces du répertoire yiddish.
Le Dibbouk, créé à Vilna, en 1917, s’inspire de la tradition kabbalistique et des contes hassidiques.
Ecrit à l’origine en russe, le célèbre metteur en scène Stanislavki lui conseilla de le réécrire en yiddish afin de pouvoir être interprété de manière authentique par des acteurs juifs.
Le Dibbouk, ou Entre deux mondes est une pièce majeure du théâtre juif en ce qu’elle incarne à la fois la critique du monde profane tout en révélant la présence et la puissance du monde sacré, un sacré qui dépasse la simple condition humaine et qu’il convient d’accepter.
An-Ski mourut en 1920 et ne vit jamais la pièce en représentation professionnelle.
Elle est jouée pour la première fois à Varsovie en décembre 1920 par la troupe de Vilna.
Maurice Schwartz la produit l’année suivante au New York City’s Yiddish Art Theater, puis, grâce à la traduction en hébreu par le grand poète Bialik, elle deviendra une pièce culte du répertoire du théâtre Habima en Israël.
Quant au film de Michal Waszynski (1937), il reste l’un des plus beaux fleurons du cinéma yiddish.
1917 marque un tournant, en Russie, dans l’essor du théâtre juif.
Les communautés juives d’intellectuels et d’artistes peuvent enfin s’installer à Petrograd et à Moscou.
On encourage le développement du théâtre juif à Minsk, Kiev, Odessa, Moscou et Petrograd.
Dans cette ville, le Commissariat des Affaires juives s’efforce d’obtenir la collaboration d’artistes juifs pour la création d’un théâtre yiddish et obtient, à la fin de l’année 1918, le concours d’Alexandre Granovski, un metteur en scène professionnel qui étudie à Munich et à Berlin.
Pendant plusieurs années, il va animer la scène yiddish à Petrograd, puis à Moscou.
La tentative d’assassinat de Lénine en 1918 met fin aux spectacles du théâtre de la Tragédie qui reprennent des auteurs romantiques et classiques.
Mais Granovski est maintenant reconnu dans le milieu théâtral de Petrograd.
Il prend en 1919 la direction de la première école théâtrale juive Le Studio, une étape majeure.
La même année, Granovski quitte Petrograd pour Moscou où il dirige le Théâtre juif d’Etat Le GOSET.
Là il rencontre d’autres artistes et c’est à Marc Chagall qu’il s’adresse en 1920 pour concevoir le décor de son théâtre.
Salomon Mikhoëls devient l’un des plus grands acteurs du théâtre Yiddish.
Un de ses succès théâtraux majeur, Tévié le Laitier de Sholem Aleichem franchira l’Atlantique pour devenir Le violon sur le toit, la célébrissime comédie musicale.
Cet acteur exceptionnel joue également les classiques du théâtre Yiddish, les auteurs juifs soviétiques mais aussi quelques pièces du répertoire universel dont le « Roi Lear », en Yiddish.
Promu Chef du Comité juif antifasciste pendant la guerre, il parcourt le monde.
Mais le 13 janvier 1948, Staline, jaloux de son immense notoriété, le fait assassiner. En 1949, le théâtre juif d’Etat est fermé. Acte final.
En dépit des interdits religieux, une intense activité théâtrale a traversé le monde juif au fil des siècles, caractérisée par une formidable capacité de renouvellement, que ce soit dans ses modes d’expression, profanes et sacrés, jusqu’à nos jours, en Israël et dans le monde.
Sources :
Jean Baumgarten. Introduction à la littérature yiddish ancienne. Ed. du Cerf. Paris 1993
La Bible. Traduction du rabbinat français.
Jewish Virtual Library – Theatre
Encyclopedia Judaïca Theatre, Circus, Purim, Meguila
Guila Clara Kessous, Théâtre et sacré dans la tradition juive P.U F. Paris 2012
Claudine Vassas, Esther. Le nom voilé, CNRS Ed., Paris, 2016
Nathan Weinstock, Histoires d’Esther, Genèse et évolution des Purimshpiln, La tradition carnavalesque dans la culture populaire juive. Ed. Metropolis. Genève. 2022
Yirmi Pinkus, Le grand cabinet du professeur Fabrikant. Grasset. 2013
Natalia Vovsi-Mikhoëls, Mon père Salomon Mikhoëls, souvenirs sur sa vie et sur sa mort. traduit du russe par Erwin Spatz). Les éditions noir et blanc. 1990
Une réponse
Thank you for your sharing. I am worried that I lack creative ideas. It is your article that makes me full of hope. Thank you. But, I have a question, can you help me? https://www.binance.com/ka-GE/join?ref=RQUR4BEO