En 1958, un couple russe, Alter et Ida Schumacher, immigre en Erets Israël peu avant que les frontières russes se ferment. Les parents d’Ida, Na’hman et Miriam Shtarkes, des hassidim de Breslav, s’y trouvent déjà depuis un certain temps. Les relations sont bonnes entre eux, bien qu’Ida se soit sensiblement éloignée de la pratique religieuse rigoureuse de ses parents. Se trouvant dans une situation financière assez précaire dans leurs premières années en Israël, les jeunes gens envoient leur fille Tsinah dans un internat religieux à Kfar ‘Habad, et confient leur jeune fils Yossele, alors âgé de 6 ans, à ses grands-parents, tout en sachant parfaitement qu’il y recevrait une éducation strictement orthodoxe. En 1960, les choses paraissant s’arranger pour les parents, ils veulent récupérer leur fils.
Au grand dam du grand-père, qui s’était imaginé, sans preuves bien nettes, qu’ils avaient l’intention de retourner en Russie et de faire de leur fils un communiste à l’instar de son père. Son petit Yossele bien-aimé, devenir quasiment un goy ? Il ne pouvait pas en être question. Tant qu’il avait en lui une once de vie, il ne le permettrait pas. Non seulement il ne rend pas l’enfant, mais il le fait cacher par son oncle.
La mère, toutefois, s’alarme, et après des tentatives répétées mais stériles auprès de son père, finit par s’adresser à un avocat, qui, à son tour, se tourne vers les autorités. Qui n’en aurait fait autant si on lui avait volé son enfant ? La police entre en jeu, en vain. L’oncle le fait passer d’une cachette à l’autre. Pendant ce temps-là le grand-père, malade et conscient qu’il n’est pas de taille à braver éternellement la police israélienne, fait appel à des figures influentes du monde ‘haredi, en particulier au réseau antisioniste extrémiste Netourei Karta, et il perd le contrôle de la situation au profit de forces qui le dépassent. C’est là le point crucial de cette affaire.
Ruth Ben David
Le Rav Meizes, proche de Netourei Karta et ardemment antisioniste, voit dans cette affaire un combat contre l’État sioniste et la laïcisation forcée qui faisait ouvertement partie de son programme. Il décide de faire passer l’enfant à l’étranger, où il pourra se consacrer tranquillement à l’étude de la Torah. Pour réaliser ce projet un peu fou et hasardeux, il fait appel à une élève qu’il guide depuis un certain temps et qui présente toutes les qualités requises. Ruth Ben David, avant sa conversion au judaïsme, avait en effet déjà touché à l’espionnage et réalisé avec succès pendant la guerre des missions aussi audacieuses que périlleuses, entre autres pour sauver des Juifs. Elle a l’habitude des voyages, parle plusieurs langues, sait prendre des initiatives, est douée d’un courage exceptionnel et a l’expérience de louvoyer avec les autorités, toutes qualités peu fréquentes dans l’univers de Netourei Karta dont elle se rapproche de plus en plus. Très hésitante au début, elle finit néanmoins par se laisser convaincre par le Rav Meizes, en qui elle a grande confiance, et qui lui fait valoir qu’elle est le personnage idéal pour la circonstance et qu’elle ne doit pas se dérober au devoir de porter secours à une cause à laquelle elle adhère par ailleurs. Elle doit sauver une âme juive. Elle accepte donc, et associe au projet son fils Ouriel. Ensemble, ayant décidé de transformer le petit garçon en une petite fille, « Claudine », ils créent les papiers nécessaires, et Mme Ben David réussit sans encombres à sortir du pays accompagnée de Yossele-Claudine. Elle l’emmènera successivement en Suisse chez le Rav Moché Soloveitchik, puis à Fublaines. Enfin, estimant qu’il n’est plus en sûreté en Europe, elle l’emmène aux États-Unis, à Williamsburg (quartier de Brooklyn), où ce périple prendra fin quelques mois plus tard.
Ben Gourion
De son côté, le gouvernement sioniste est entré en effervescence. Il est vrai que dans tous les pays du monde, il est interdit d’enlever un enfant mineur à ses parents, à moins que ces derniers ne se soient rendus coupables de très graves infractions. Les Juifs le savent bien, eux qui ont tant lutté après la Shoah pour récupérer et rendre à leur famille des enfants baptisés malgré eux et « confisqués » au nom de leur bien-être spirituel. Et le fait que l’enfant soit consentant n’y change rien. Ben Gourion enrage. Ces extrémistes religieux s’imaginent-ils qu’ils vont avoir le dernier mot contre lui ?
Il fait d’abord intervenir la police, qui fait chou blanc après avoir tenté vainement d’infiltrer les milieux ultra-orthodoxes. Ne peut pas se déguiser en juif religieux qui veut, et mille petits détails de la vie quotidienne le trahiront immédiatement, ne fût-ce que l’utilisation de mots ou d’expressions qui ne sortiraient jamais de la bouche d’un pratiquant.
C’est alors que, décidé à faire de cette histoire une affaire de principe, Ben Gourion, hors de lui, fait appel au Mossad (service de renseignements extérieurs, chargé de la lutte antiterroriste et des opérations secrètes) et à son chef Isser Harel, l’homme qui a réussi à capturer Eichmann, pas moins.
Et tout le monde de s’échauffer. Un Juif laïque ne peut pas rencontrer un religieux sans hurler « Eifo Yossele ? Où est Yossele ? » Et les enfants orthodoxes ne sont pas en reste, ils ont composé une petite chanson dont le refrain est « Où est Yossele ? », qu’ils entonnent d’un air narquois à la vue d’un laïque. Quant à Ben Gourion, au lieu de remercier au réveil d’avoir reçu un nouveau jour de vie, ses premiers mots sont : « Est-ce qu’on a retrouvé l’enfant ? »
Et Yossele dans tout ça ?
C’est là le véritable drame. Au début de cette histoire, Yossele était un petit garçon, il est maintenant devenu un symbole, et bien que son nom soit à la pointe de l’actualité, personne ne se soucie plus réellement de l’enfant lui-même, ce sont bien d’autres choses qui sont en jeu. C’est cela qui, de son propre témoignage, pèsera sur tout le reste de son existence.
Pour le moment, il adore son grand-père, lui fait une confiance aveugle et participe pleinement et de tout cœur à son « enlèvement ». Il croyait fermement ce qu’on lui avait dit : ses parents voulaient le ramener en Russie et faire de lui un goy. D’après le témoignage de Ruth Ben David (devenue plus tard Ruth Blau après son mariage avec le Rav Amram Blau, instigateur du mouvement Netourei Karta), elle n’a jamais fait la moindre démarche à son égard sans obtenir préalablement son entier consentement, mais que vaut le consentement d’un enfant de 8 ans ? Quant à Isser Harel, il lui aurait dit, dans le long interrogatoire qu’elle a subi avec lui : « Yossele n’a pas plus d’importance à mes yeux qu’une pelure d’oignon, et il en va de même de sa mère, qui ne vaut pas tous les efforts que nous investissons. Mais il y a un État, et il y a une loi qu’il faut respecter. »
Au nom de la loi, il sera donc retrouvé au prix, effectivement, d’efforts démesurés, qu’il serait trop long de détailler ici, et ramené à la maison manu militari. Pour apaiser les esprits, il passera d’abord un certain temps dans une école religieuse, mais sera rapidement transféré dans une école laïque, et l’armée fera le reste. Yossele, devenu Yossi Shumacher, mènera sa vie comme une personne enfin « normale », c’est-à-dire délivrée de tout préjugé religieux. Traumatisé d’avoir été considéré par les deux parties comme une balle de ping pong dans un jeu qui le dépassait de loin, il observera désormais une grande discrétion médiatique. Ruth Blau a écrit un livre sur l’affaire, Isser Harel a écrit un livre sur l’affaire, Yossele, lui, a cherché uniquement à se faire oublier.
Et pourtant, il y avait une solution
Au cœur même de cette folle cavale, plusieurs personnalités rabbiniques avaient demandé que Yossele soit rendu à ses parents et s’étaient portés garants de son éducation religieuse. Les parents avaient même accepté. Le Rav Yitzchak Yedidya Frankel (beau-père du Rav Israël Lau) avait organisé une réunion au cours de laquelle tous avaient accepté que l’enfant reçoive une éducation religieuse sans du tout rompre les liens avec ses parents. Mais à ce moment-là, il était déjà trop tard : le grand-père lui-même ignorait où se trouvait l’enfant, et les extrémistes religieux veillèrent à ce qu’il ne le découvre pas. Si ce projet avait vu le jour, Yossele ne serait peut-être pas resté un ‘hassid, mais il n’aurait probablement pas non plus renié tout lien avec le monde de la Torah. Ce sont le fanatisme et l’intransigeance des uns et des autres qui l’en ont détaché.
Et aujourd’hui ?
Si Yossele lui-même, devenu adulte, a choisi une vie relativement discrète, son histoire demeure un symbole des tensions entre modernité et tradition en Israël, un moment où la question de la primauté de l’État face aux revendications religieuses a été posé avec une rare acuité. Que doit être l’État d’Israël, un État dont le judaïsme est l’unique raison d’être, ou un État où les Juifs pourront, enfin, « être comme les autres peuples » et vivre en paix, à l’abri à la fois de l’antisémitisme et de la « coercition religieuse » ? Ces deux points de vue, non seulement divergents mais bel et bien opposés, sont aujourd’hui encore vécus de part et d’autre avec une intensité considérable, et on ne peut s’empêcher de penser à cette parabole de nos Sages : Un homme, alors qu’il est dans un bateau avec d’autres passagers, commence à percer un trou sous son siège. Quand les autres l’interpellent, il répond : « Que vous importe ? Je ne perce un trou que sous ma propre place ! » Ils lui rétorquent alors que l’eau qui entrera fera couler tout le bateau et que tout le monde en subira les conséquences (Vayikra Rabba 4, 6). Nous sommes tous dans un bateau qui tangue, il est vrai, et qui continuera vraisemblablement à tanguer, mais nous n’en avons pas d’autre, et le faire chavirer n’arrangerait que nos ennemis, qui auraient enfin l’immense satisfaction de voir tous les Juifs à la mer, avec ou sans kipa.