Ils viennent bien sûr des profondeurs de ces tunnels d’horreur, où régnaient obscurité, moiteur et puanteur. Et terreur. Mais de quelles autres profondeurs nous témoignent-ils donc pour nous toucher ainsi, pour que chacun d’entre nous, aux quatre coins du monde juif, y voit qui un frère, qui un fils, qui un père, dans l’union des cœurs d’Israël ? On les a vus sortir enfin à l’air libre, regarder le ciel, tomber dans les bras de leurs proches, dire encore et encore leur gratitude envers tous ceux qui auront permis leur retour à la liberté, jusqu’au sacrifice, pour de trop nombreux soldats, de leurs vies. On a vu leurs yeux, embués de larmes, mais brillants de bonheur.
Mais aura-t-on vu aussi ce brouillard, fugace et à peine perceptible, au fond de ces yeux qui nous parlent presque malgré eux ? Ce voile léger que nous avions déjà remarqué chez bien des survivants de la Shoah, revenus parmi nous, mais comme happés de l’intérieur vers le monde d’inhumanité des camps…
Or, nous ne sommes plus en ces temps où la parole des rescapés ne pouvait se dire, car elle n’avait quasiment nulle part où se faire entendre. Les otages commencent dès maintenant à parler, à raconter leur long calvaire, à détailler les sévices et humiliations, à décrire la violente cruauté ambiante, celle du ‘Hamas bien sûr, mais plus encore celle des « familles d’accueil », ou encore les mains avides de sang de la foule des gazaouis tentant de les lyncher. Ce déferlement de violence non pas bestiale, car les bêtes ne tuent pas par plaisir, mais véritable négation de l’humain, nous l’avons trop souvent rencontré au long de notre histoire. Elle m’évoque cette phrase terrible du grand homme de lettres français ( et devenu authentique ami des Juifs), Maurice Blanchot : « L’homme est indestructible, et cela signifie qu’il n’y a pas de limite à la destruction de l’homme ». Ce que l’on pourrait paraphraser ainsi : si, comme nous l’avons beaucoup chanté ces deux dernières années, « le peuple éternel n’a pas peur d’un long chemin », cela signifie aussi que, sur ce long chemin, une éternelle violence exterminatrice viendra encore et toujours se lever contre nous.
Mais beaucoup de nos miraculés nous parlent surtout d’autre chose : au plus profond de l’obscurité et du désespoir, ces jeunes gens éloignés auparavant de toute pratique religieuse ont découvert ce que nous nommons la Présence divine. Omer, dans son petit réduit noir et les mains menottées, s’est mis soudain à s’adresser à D.ieu : « Bonjour, Hachem, comment vas-tu ? As-tu besoin de quelque chose que je pourrais faire pour t’aider ? » Dialogue improbable et d’une profondeur inouïe, qu’il va poursuivre et développer tout au long de sa captivité. Il dira aussi chaque jour, à heure fixe, le Psaume 20 trouvé sur une feuille déchirée d’un Siddour, et il découvrira à sa libération que sa mère récitait le même Psaume, chaque jour et vers la même heure. Et que dire de ces quatre hommes qui, tout le temps où ils resteront ensemble, profitent de ce que l’un d’entre eux en connaît le texte pour réciter à voix basse le Kiddouch du vendredi soir, sur un verre d’eau. Et Rom, qui a rejeté toutes les promesses de voir ses conditions de captivité améliorées s’il se convertissait à l’islam, proclamant sans cesse : « Je suis un Juif fort ! ». Eli-hé Cohen mettait chaque jour, mentalement, ses Téfilin. Eytan le kibboutsnik, pour la première fois de sa vie, et malgré la malnutrition dont il était victime, décide de jeûner à Yom Kippour. Bar s’est dressé d’un bond lorsqu’on leur a intimé, à lui et à ses cinq camarades, l’ordre de choisir eux-mêmes qui allait être assassiné, en proclamant : « Je suis entre les mains du Créateur ». Et ces jeunes filles qui obtiennent un Siddour et qui refusent leur maigre ration de pain à Pessa’h, obtenant de la farine de maïs pour se confectionner des galettes peu appétissantes… En bref, ils témoignent tous, chacun à sa façon, d’avoir perçu des étincelles de lumière et de réconfort dans les heures les plus sombres. La flamme juive qui s’est éveillée en eux leur aura apporté beaucoup de lumière, au milieu de ce brouillard si épais où ils étaient plongés. En eux, semble-t-il, s’est manifesté avec force ce point intime et inviolable de l’âme juive, dont le Rav Ye’hiel Ya’akov Weinberg donne une belle description : « Tout homme peut devoir affronter des situations qu’il ne peut maîtriser. Mais en tout homme existe un espace intérieur, dont il est le seul et unique maître. Le fait même de préserver sa maîtrise sur cet espace intérieur aura pour lui des répercussions sur la réalité extérieure, tant dans ses relations avec le Ciel que dans ses relations avec ses frères humains. » (LiFeraqim, sur Chemoth).
Ces frères humains que la Providence divine nous a restitués après qu’ils aient connu l’enfer de Gaza, ont découvert en eux-mêmes, et nous ont permis de découvrir à travers eux, les formidables espaces intérieurs du peuple d’Israël !







