Depuis le 7 octobre, personne n’est épargné. Directement ou indirectement, Israélien ou Juif du monde, nous sommes exposés à des situations inextricables et contraints de faire des choix, rarement satisfaisants. Les endosser, même intérieurement, met souvent à mal nos valeurs et provoquent alors un sentiment de culpabilité. Ces choix provoquent aussi des dissensions, des polémiques, où chaque position est défendable.
Perspective
Nos ennemis le savent mieux que personne : le peuple juif est habité par de hautes valeurs éthiques. Il a même été choisi pour en être le principal représentant. C’est en cela qu’il est le peuple élu. Pas au sens fourvoyé à souhait par les antisémites de « peuple supérieur », mais bien de nation choisie pour incarner un modèle de comportement. Rôle bien difficile à assumer.
Depuis le 7 octobre, presque chaque jour, nous sommes confrontés à d’incroyables dilemmes.
Deux soldats sont tués alors qu’ils menaient une opération de sauvetage pour ramener en Israël les dépouilles de deux otages tués en captivités : était-ce justifié ?
Une maman capturée par les barbares avec sa petite fille et son fils décide, dans un moment de survie formidable, de tomber de la moto sur laquelle elle était emportée, laissant en même temps son fils et son mari aux mains des terroristes, sur une autre moto, partir pour Gaza : a-t-elle bien agi ?
Des soldats, pensant être victimes d’un nouveau subterfuge machiavélique du Hamas tirent sur trois otages israéliens qui avançaient avec un drapeau blanc : sont-ils coupables ?
Dans le cadre d’un attentat sanglant à Jérusalem, un Israélien tue un autre Israélien croyant à tort qu’il s’agit d’un des terroristes : faut-il le punir ?
Face au désastre humanitaire causé par le Hamas, Israël laisse entrer des convois humanitaires par centaine alors que leur contenu est régulièrement volé par le Hamas qui le vend à prix d’or aux Gazaouis : la décision d’Israël est-elle juste ?
Des mesures disciplinaires sont prises à l’encontre de soldats qui ont entonné Shéma Israël dans le micro d’une mosquée à Djénine : leur geste mérite-t-il des sanctions ?
Une maman dont le soldat est au cœur de Gaza depuis le début de la guerre explique ses tourments : « Quand je prie pour que mon fils soit protégé, qu’il rentre enfin à la maison en bonne santé, je me surprends à penser combien je suis égoïste, car pourquoi tel fils et pas tel autre serait-il blessé ou tué ? En priant pour lui, j’ai l’impression de demander qu’un autre prenne sa place. Je sais que ce n’est pas du tout mon intention mais ce sont des pensées qui m’habitent. »
Idem pour cette autre femme, dont le mari est au front, qui avoue être soulagée quand elle voit qu’aucun proche ne figure dans la liste des noms des soldats tombés au combat. « Tristesse et soulagement cohabitent dans mon cœur. Cette contradiction de sentiments est violente et provoque une confusion morale difficile au quotidien », explique-t-elle.
Et que dire des familles tellement déçues de constater que leur proche ne figurait pas parmi les otages libérés ? Si soulagées pour leurs amis qui pouvaient enfin étreindre leurs êtres chers et en même temps si tristes et si angoissées de savoir que le calvaire continuait pour leur propre enfant, mari, grand-père…
Tous ces cas ne sont qu’un éventail des innombrables situations qui alimentent le quotidien d’un pays qui souffre à l’unisson en se demandant où est la vérité.
C’est à une question d’une dimension aussi inextricable que le Roi Salomon dû apporter une réponse.
Au Xe siècle avant l’ère vulgaire, le premier livre des Rois rapporte le différend opposant deux femmes ayant chacune mis au monde un enfant et dont l’un est mort étouffé. Les deux mères se disputent alors la maternité de l’enfant survivant. Pour régler ce désaccord, Salomon réclame une épée et ordonne : « Partagez l’enfant vivant en deux et donnez une moitié à la première et l’autre moitié à la seconde. » L’une des femmes se jette alors au pied du Roi et déclare qu’elle préfère renoncer à l’enfant plutôt que de le voir mourir. C’est ainsi que Salomon reconnait alors la véritable mère de l’enfant. Il lui donne le nourrisson et sauve ainsi la vie de l’enfant.
Le Choix de Sophie, de William Styron, publié en 1979, récompensé par le National Book Award et porté à l’écran en 1982 par Alan J. Pakula, a également matérialisé la nécessité de choisir entre deux possibilités insoutenables. Dans le roman, Sophie, l’héroïne survivante d’Auschwitz, raconte un des épisodes les plus tragiques de sa vie. Dans le camp, un bourreau SS l’oblige à choisir lequel de ses enfants devra vivre : son fils ou sa fille. Elle est sommée de choisir, comble de l’horreur, au risque de voir ses deux enfants exterminés.
Le dramaturge Corneille s’est notamment rendu célèbre pour placer ses personnages face à des dilemmes complexes. Une position qui a donné son nom à l’expression de « choix cornélien » qui oppose le plus souvent la raison aux sentiments. Une contradiction jamais ou si peu satisfaisante.
« Aucun de ces exemples littéraires et historiques n’est comparable au contexte dans lequel la nation juive est aujourd’hui plongée, qui est le terrorisme » affirme Milca Céline Adrey, psychologue pour One family, association d’aide aux victimes d’attentat et leur famille.
« Le terrorisme est une véritable construction psychologique. La terreur vise un collectif au travers d’un individu. Une personne va être tuée mais des centaines vont être immobilisées et sidérées. Cet outil de guerre très particulier a pour objectif d’ôter la capacité d’un collectif à se saisir d’une réaction organisée » explique la spécialiste du traitement des victimes de torture.
« Face à cette arme, dont le principal ressort est l’exposition visuelle, les médias et les réseaux sociaux ont conféré une intensité au conflit jamais égalée dans l’histoire » poursuit Milca Céline Adrey.
« La capacité toxique d’une image mise en scène par le terrorisme est inouïe. Il arrive que des blessés directement touchés dans un attentat développent moins de troubles post-traumatiques que des personnes ayant assisté à la scène sur place ou via un média. Il n’y a pas de terreur sans communication de la terreur, c’est une clé centrale du mécanisme. Cette propagation toxique est le ferment des sentiments contradictoires qui nous habitent. »
Selon la spécialiste, le terrorisme nous place face à des situations conscientes ou pas, dans lesquelles nous pensons à tort faire des choix. « Quand la maman israélienne a décidé de sauver sa fille et laisser partir son mari et son petit garçon, elle n’a pas fait un vrai choix. C’est un faux dilemme typique des techniques de torture liées au terrorisme. Le terrorisme, c’est du traumatisme délibérément induit. Donc quoi de mieux que rendre la victime partie prenante de la situation. S’ensuivent la sidération, l’isolement et le retournement des forces psychologiques de la personne, et donc la culpabilité.
Quand des otages sont tués par erreur par les forces de Tsahal, c’est la quintessence de l’acte terroriste. Ce sont les avions américains qui entrent dans les Twins Towers ».
Selon la psychologue, il n’y aurait pas de victime directe ou indirecte.
« C’est la nation d’Israël qui est visée. Quand une jeune fille otage libérée se jette dans les bras de sa mère en tremblant et que l’on peut légitimement se demander si elle a été violée, toutes les mères du pays se disent « ma fille peut aussi être exposée », et toutes les filles se disent « ma mère ne pourra pas me protéger ». La libération des otages a représenté un pic de torture à l’échelon national avec tous ces phénomènes d’inversion délibérément voulus par les terroristes et que l’on interprète à tort comme des dilemmes ».
Voilà pour le volet psychologique qui nous libère de nos doutes, de nos tiraillements et de prétendus choix auxquels notre conscience serait confrontée. Nous sommes donc instrumentalisés et utilisés par une technique consciencieusement mise au point pour détruire la collectivité au travers d’individus. Il est important d’en prendre conscience pour reprendre le contrôle sur nos vies quotidiennes et ne plus faire le jeu des des terroristes machiavéliques, et barbares. D’autant que le peuple d’Israël est la collectivité la plus invincible de l’histoire de l’humanité.
« Ce n’est pas par hasard », explique le Rav Yonathan Seror, Rabbin de la communauté Toledot Yitzhak — Tel Aviv — et fondateur de l’association Échet ’Hayil. « La Thora légifère différemment selon que l’on se trouve en temps de paix ou en temps de guerre, et cela permet donc d’envisager les choses sous un prisme différent, en Israël bien entendu. En temps de paix, un individu n’a pas le droit de mettre sa vie en danger — « venichmatéhèm méod èt nafchotéhèm. L’individu est au centre et son but est de se développer afin de bâtir le peuple — le clal. En temps de guerre, c’est non seulement autorisé mais c’est une mitsva. La collectivité est au centre. Le peuple a la priorité. Ce qui permet la mise en danger de soldats, par exemple, qui vont aller défendre le peuple, car Kol Israël arevim zé la zé — nous sommes tous responsables les uns des autres. »
Telle une boussole, le temps de guerre et le temps de paix permettent d’orienter nos décisions en prenant la survie du peuple d’Israël comme ultime référant.
Au terrorisme qui vise l’individu pour mettre le peuple à genoux, la Thora répond : le peuple d’Israël restera debout car les individus qui le compose seront unis et déterminés à faire front.
Une optique qui ne laisse plus de place aux dilemmes, failles et autres doutes. Des armes voulues et imaginées par l’ennemi, désormais désuètes puisque le peuple d’Israël, attaqué et blessé certes, est résolument déterminé à toujours se relever.