Théophraste, le plus célèbre disciple d’Aristote, philosémite comme son maître, mentionne au IVe siècle avant notre ère l’étude de l’astronomie par les Sages juifs :
« Les jours qui précèdent et suivent cet acte religieux sont consacrés par le jeûne et pendant tout ce temps, ce peuple [les Juifs] éminemment philosophe n’a pas d’autre entretien que sur le D.ieu. Pendant la nuit, ils observent les astres et, à force de les étudier, ils entendent des voix divines.[1]Théophraste, Traité de l’Abstinence »
Pourquoi les Juifs s’adonnaient-ils à l’astronomie dès l’antiquité ? Par nécessité religieuse, comme l’avait noté Théophraste. Car il était nécessaire de fixer les dates des fêtes religieuses et le rythme du temps dans le calendrier hébraïque au moyen des observations astronomiques. En cela, les Juifs appliquaient l’injonction divine :
« Et D.ieu dit : « Qu’il y ait des luminaires dans l’étendue des cieux pour séparer le jour de la nuit ; et qu’ils soient des signes, pour des saisons, des jours et des années[2]Genèse 1 :14. » »
Voyons quelques exemples de ces observations par les Sages juifs.
Tout d’abord, Rabban Gamaliel avait donné, il y a 2 000 ans, une précision incroyable pour le cycle mensuel des phases de la Lune :
« Rabban Gamaliel leur dit : J’ai reçu une tradition de la maison du père de mon père [la maison de Hillel] que le renouvellement de la Lune a lieu après au moins vingt-neuf jours et demi et deux tiers d’heure et soixante-treize ’halakim[3] Talmud, traité Roch Hachana, 25a. »
Les ’halakim étaient une unité de temps utilisée par nos Sages. Elle correspond à la division d’une heure en 1080 ’halakim. Donc, le décompte se traduit par 29,5 jours + 720 ’halakim + 73 ’halakim, soit 29,5 jours, 44 minutes et 3 secondes. Or, l’observation scientifique présente donne 29,53059 jours qui correspondent à 29,5 jours, 44 minutes. On constate que le chiffre donné par Gamaliel est extrêmement proche de la valeur scientifique.
Nos Sages savaient aussi que la Terre était ronde. Par exemple, dans ce texte, il est question des deux hémisphères, des fuseaux horaires et même du soleil de minuit :
« Dans le livre de Rabbi Hamnouna l’Ancien, il est expliqué en outre que tout le monde habité est rond comme une boule, de sorte que certains sont en haut et d’autres en bas. […]. De plus, il y a une partie du monde où il fait clair tandis que, dans une autre partie, il fait sombre, de sorte que certains ont la nuit tandis que d’autres ont le jour. Il y a aussi un endroit où il fait toujours jour et où il n’y a de nuit que pendant très peu de temps[4]Zohar IV, 10a. »
Nos Sages se sont aussi penchés sur la taille de la Terre :
« Raba a dit : Le monde est de six mille parasanges et l’épaisseur du ciel [rakia’] est de mille parasanges ; la première [de ces affirmations] est une tradition, tandis que l’autre est [basée sur] le raisonnement[5]Talmud, traité Pesachim, 94a. »
La parasange était une unité de distance antique d’une valeur d’environ 5,5 km. Donc, selon les talmudistes de Babylone, le monde aurait une circonférence de 6 000 parasanges, ce qui équivaut à environ 6 000 x 5,5 km soit 33 000 km. Que dit la Science ? La circonférence de la Terre est estimée à environ 40 000 km, mais à la latitude de l’équateur. Or, l’école talmudique de Poumbedita où officiait Raba se situait près de Falloujah, en Irak, à la latitude de 33,35o. La circonférence de la Terre à cette latitude est réduite du facteur Cosinus — 33,35o —, soit 0,8353. Ainsi, la circonférence de la Terre à la latitude de Poumbedita est de 40 000 km x 0,8353, soit 33 400 km. Cette valeur a un écart d’à peine 1% de celle que connaissait Raba par tradition.
Concernant la seconde assertion, on ne connaît pas le raisonnement qu’avait pu avoir Raba, mais 1 000 parasanges correspondent à 1 000 x 5,5 km, soit 5 500 km ce qui est situé au-delà de l’atmosphère terrestre sans être encore dans l’espace intersidéral.
Un collègue concurrent de Raba était Abbaye. Il a utilisé l’astronomie pour fixer le calendrier hébraïque :
« Nos Rabbins ont enseigné : Celui qui voit le Soleil à son tournant [au début d’une nouvelle saison, à chaque équinoxe ou solstice], la Lune en sa puissance [à l’équinoxe de printemps, au mois de Nisan, quand les marées sont les plus fortes à cause de la Lune], les planètes dans leurs orbites [selon un certain alignement], et les signes du zodiaque dans leur progression ordonnée [selon un mouvement lent maintenant connu sous le nom de précession des équinoxes], devraient dire : Béni soit Celui qui a accompli l’œuvre de la création. Et quand [ce tournant solaire se produit-il] ? — Abbaye a dit : Tous les vingt-huit ans, lorsque le cycle recommence et que l’équinoxe de Nisan [printemps] tombe sur Saturne le mardi soir [le jour où le Soleil et la Lune ont tous deux été créés, déclenchant ainsi leurs effets combinés pour produire un cycle], jusqu’à mercredi[6]Talmud, traité Bérachot, 59b. »
Ce cycle particulier de 28 ans a été utilisé il y a 2 000 ans dans le calendrier julien pour ajouter un jour — le 29 février — lors d’une année bissextile. Avec ce jour ajouté , le cycle revient au même jour après 4 x 7 ans, soit 28 ans. Mais ce mécanisme est empirique. La particularité du commentaire d’Abbaye est qu’il a donné des considérations astronomiques à ce cycle de 28 ans, notamment liées à Saturne. Or, bien que cette planète ait été connue depuis l’Antiquité, car visible à l’œil nu, sa première observation scientifique a été faite par Galilée, là encore grâce à l’invention de sa lunette. Saturne a une orbite autour du Soleil de l’ordre de 29 ans, mais elle revient dans un même signe zodiacal tous les 28 ans, et c’est à quoi Abbaye faisait référence avec ce retour de Saturne en Nisan.
Prenons enfin le cas de Samuel, un des Amoraïm de l’école de Néhardea, qui vivait vers l’an 165. Il avait ainsi commenté le passage de Job 9 :9, « Il a fait la Grande Ourse, Orion, les Pléiades et les chambres du Midi » :
« Que sont les Pléiades [en hébreu kimah, כִימָה] ? Samuel a dit : Environ une centaine d’étoiles [ké-méah כִי מאה][7]Talmud, traité Bérachot, 58b. »
Les Pléiades sont un amas d’étoiles que l’on croyait composé d’une petite poignée d’étoiles visibles à l’œil nu : pendant des siècles, elles étaient d’ailleurs surnommées les Sept Sœurs. Mais depuis son invention de la lunette astronomique, Galilée y a compté 36 étoiles. Et à la fin du XVIIIe siècle, on estimait ce nombre à 64 étoiles. Le nombre exact est impossible à établir, car limité par les moyens techniques, mais il est estimé à plus de 1 000 étoiles. Cependant, comme le disait Samuel, à contre-courant des croyances de son époque, le nombre est environ une centaine, pour dire que cela dépassait l’observation visible des 7 étoiles.
Ces déductions astronomiques de nos Sages ont perduré pendant 1 500 ans car ce n’est qu’au IVe siècle de notre ère, lorsque les exils et les persécutions contre les Juifs rendaient impossibles les observations à partir de Jérusalem, que Hillel II, le chef du Sanhédrin, décida d’utiliser des calculs mathématiques pour établir le calendrier des fêtes juives. Aussi, l’astronomie perdait sa nécessité pour nos Sages, mais il a quelquefois fallu plusieurs siècles pour comprendre leurs déclarations.