Il y a des fêtes évidentes, bien balisées par le texte de la Torah. Et puis, il y a la fête de Chavouot. Une fête étrange, dont la date n’est même pas mentionnée1« Puis, vous compterez chacun, depuis le lendemain de la fête, depuis le jour où vous aurez offert l’Omer du balancement, sept semaines, qui doivent être entières ; vous compterez jusqu’au lendemain de la septième semaine, soit cinquante jours, et vous offrirez à l’Éternel une oblation nouvelle. » (Vayikra 23 ;15-16). Le texte parle d’une fête des moissons ou des prémices2« Tu auras aussi une fête des Semaines, pour les prémices de la récolte du froment » (Chémot 34 ;22)(Bikourim), d’un moment où l’on offre deux pains levés, mais ne dit jamais explicitement : « ce jour-là, la Torah fut donnée ». Et pourtant, c’est précisément ce jour-là que nous nous rassemblons pour célébrer le don de la Torah. Traditionnellement, c’est cette dimension que l’on met en avant. Alors, pourquoi une telle dissimulation ? Pourquoi l’aspect spirituel central est-il occulté dans les versets qui parlent de Chavouot, au profit d’un registre purement matériel ?
Ce décalage n’est pas anecdotique. Il est fondamental.
Dans la Genèse, au terme de la Création, il est écrit : « Ce fut le sixième jour3Béréchit (1 ;31). » Or ce jour-là est introduit avec un article défini inhabituel : Yom haShishi — le sixième jour. Rachi, se fondant sur le Talmud4Talmud Chabbat 88a, interprète ce « ha » comme renvoyant non pas au sixième jour de la semaine, mais au sixième jour du mois de Sivan — jour prédisposé au don de la Torah. Le monde entier, nous dit-il, a été créé en suspens, suspendu à cette date. S’il n’y a pas de Torah, le monde retourne au chaos primordial. Le 6 Sivan prend donc une dimension existentielle : si le peuple juif n’accepte pas la Torah ce jour-là, la Création n’a plus de raison d’être.
Or, ce que nous célébrons à Chavouot, ce n’est pas la réussite de ce pacte. C’est son échec.
Que s’est-il donc passé ce fameux 6 Sivan ? Dieu donne la Torah au peuple d’Israël sur le mont Sinaï. Puis Moïse redescend, tenant les Tables — œuvre de Dieu, écriture divine, parfaites. Il découvre alors un peuple en pleine idolâtrie, dansant autour du veau d’or. Il jette les Tables et les brise. Il détruit ce que Dieu a façonné. Non par emportement, mais parce qu’il comprend que cette Torah-là ne peut pas s’imposer à un peuple encore incapable de la recevoir.
Il nous est plus facile de lire ce récit, car nous en connaissons l’issue : Dieu finira par redonner d’autres Tables. Mais à ce moment précis, quelle responsabilité
Moïse endosse-t-il ? Selon le Zohar5Zohar Paracha Térouma 161b : ‘’Le Saint-Béni soit-Il a regardé dans la Torah et a créé le monde.’’, ces Tables ne sont pas de simples objets : elles incarnent le plan du monde, son infrastructure même. En les brisant, Moïse assume le risque de renvoyer la Création entière au tohu-bohu. Un geste d’une audace vertigineuse, accompli à un instant où tout aurait pu basculer.
Et pourtant, loin de se fâcher, Dieu approuve. Yasher koha’ha she-shibarta6Talmud Chabbat 87a/mfn] — Bravo de les avoir brisées. Parce que la Torah parfaite ne peut entrer dans un monde imparfait. Le don ne peut avoir lieu que s’il tient compte des limites de celui qui le reçoit.
C’est précisément là que commence un autre mouvement. Une dynamique fondée sur une tension.
Car cette Torah-là n’est pas née avec le monde. Le Zohar enseigne que Dieu « a regardé dans la Torah et a créé le monde ». Elle précède donc la Création : elle en est le plan, la matrice. Et pourtant, d’autres enseignements nous disent que la Torah a été donnée pour façonner l’être humain7Middrach Béréchit Rabba (44 ;1) : Rav enseigne : les commandements de la Torah n’ont été donné (par D.) seulement dans le but de façonner par eux les hommes. Est-ce que cela est-il important pour D. si on abat une bête pour la manger par le cou ou par la nuque ? En réalité, les
commandements n’ont été donné que pour façonner le caractère de l’homme.. Elle n’est pas extérieure à l’expérience humaine ; elle est censée y répondre.
Ce double enseignement génère une tension. Si la Torah précède le monde, elle est absolue, transcendante, parfaite. Si elle s’inscrit dans le monde, elle est façonnée pour des hommes limités, confrontés à leur condition. Alors, que signifie véritablement « donner la Torah » ? Si elle est antérieure à tout, alors tout est écrit d’avance, et l’homme ne fait que révéler ce qui le dépasse. Mais si la Torah est donnée dans le monde, avec lui, alors elle devient une proposition, un dialogue, un processus en devenir.
Chavouot nous place au cœur de cette tension : entre une Torah absolue et une Torah relationnelle. Entre l’idéal… et le réel.
Et le réel résiste. Il ne plie pas devant l’idéal.
Chavouot devient alors la fête de la fracture. Celle qui révèle qu’un monde composé de matière, d’ego, de limites, ne peut pas accueillir une parole divine sans transformation préalable.
Dieu propose alors un second don. Mais cette fois, c’est Moïse qui taillera la pierre. L’humain devient acteur. Il ne s’agit plus d’un don tombé du ciel, mais d’une construction lente, fragile, façonnée par les mains de l’homme. Ces 5 Zohar Paracha Térouma 161b : ‘’Le Saint-Béni soit-Il a regardé dans la Torah et a créé le monde.’’ 6 Talmud Chabbat 87a
7 Middrach Béréchit Rabba (44 ;1) : Rav enseigne : les commandements de la Torah n’ont été donné (par D.) seulement dans le but de façonner par eux les hommes. Est-ce que cela est-il important pour D. si on abat une bête pour la manger par le cou ou par la nuque ? En réalité, les commandements n’ont été donné que pour façonner le caractère de l’homme.
nouvelles Tables seront conservées dans l’Arche8Talmud Baba Batra 14b. Mais pas seules. On y déposera aussi les fragments des premières. Car cet échec n’est pas à effacer. Il est à préserver. Comme une mémoire sacrée.
Chavouot célèbre ce renversement. Ce passage d’une Torah céleste à une Torah incarnée. D’une vérité parfaite à une vérité accessible. Et tout, dans le rituel de la fête, l’exprime : on n’apporte pas de pain plat comme à Pessa’h. On offre deux pains levés, gonflés d’air et de levain — symbole de matière, d’ego, de fermentation. C’est la seule offrande du Temple faite avec du pain levé. Parce que ce jour-là, il ne s’agit pas de fuir notre condition. Il s’agit de l’élever.
Mais plus encore : le fait même d’utiliser la matière pour servir Dieu est une prise de conscience du réel. Parler de spiritualité, de transcendance, de Dieu, ce sont des notions très élevées, presque abstraites, parfois même de l’ordre du rêve ou du fantasme. Et pourtant, nous y aspirons. Nous les désirons. Mais pour les approcher, nous devons partir de ce que nous connaissons. Ce qui est à notre portée, ce qui nous parle, ce que nous expérimentons directement : la matière.
Alors on se sert de cette matière pour atteindre une conscience de ces choses trop élevées. Nous devons nous « réjouir avec Dieu » ? Très bien. Mais que signifie vraiment cette joie ? Nous ne la projetons pas dans un concept. Nous la vivons à travers un bon repas, de la viande, un verre de vin. Car ce sont des choses qui nous réjouissent réellement. Et c’est par là que nous pouvons réellement nous réjouir… avec Dieu. Pas dans une abstraction déconnectée, mais dans la réalité que nous habitons. En rejoignant Dieu avec ce que nous sommes.
Ce que nous célébrons, ce n’est donc pas la perfection atteinte. C’est la possibilité, pour un être limité, de recevoir une parole illimitée — à condition d’y entrer avec ses contradictions, son effort, ses limites. Voilà la grandeur du second don : une Torah taillée par l’homme, pour l’homme.
Mais même ainsi, ce don ne peut s’imposer. Il doit être adapté. Sinon, il se brise.
Ce qui est bouleversant, c’est que cette Torah brisée n’est pas rejetée. Elle est préservée. Le Talmud enseigne que les deuxièmes Tables, et les fragments des premières, sont placés dans l’Arche. Car le vrai don est celui qui assume la vérité de l’échec. Celui qui accepte que l’absolu doit être retraduit pour pouvoir être reçu.
C’est ici qu’intervient cette phrase lumineuse de Charles Pépin : 8 Talmud Baba Batra 14b
« L’échec nous offre la chance de nous rendre enfin à l’évidence : il y a bien, en face de nous, quelque chose qui s’appelle le réel.9Charles Pépin, Les vertus de l’échec, Allary Éditions, 2016, p. 33.»
Chavouot, c’est cette prise de conscience. Le monde n’est pas un espace vide à remplir de nos idées spirituelles. Il est là, dense, complexe, contradictoire. Et la Torah, si elle veut y entrer, doit y être taillée, ajustée, façonnée… avec nos mains.
Alors oui, Chavouot est bien la fête du don de la Torah. Mais pas d’un don simple ou linéaire. C’est un don complexe, risqué, brisé… puis reconstruit. Une Torah qui ne nie pas la condition humaine, mais qui l’intègre. Qui ne fuit pas la matière, mais la sanctifie.
La seule fête où l’on mange du pain levé dans le Temple, c’est celle du don de la Torah. Ce n’est pas un hasard. C’est un message. L’humain, avec ses failles, ses lenteurs et ses recommencements, peut être un lieu pour le divin. À condition de renoncer au fantasme de perfection. Et d’entrer pleinement dans le réel.
Ce réel, fait de ruptures, d’efforts, de fatigue et de résilience, c’est précisément ce que la Torah vient embrasser. Et c’est pourquoi le juste n’est pas celui qui ne tombe jamais. C’est celui qui se relève. Sheva yipol tsaddik vekam 10Car le juste tombe sept fois, et se relève » (Michlé 24 ;16)— Le juste tombe sept fois. Et se relève. Sept fois, il échoue. Et recommence.
Voilà ce que nous fêtons à Chavouot.
- 1« Puis, vous compterez chacun, depuis le lendemain de la fête, depuis le jour où vous aurez offert l’Omer du balancement, sept semaines, qui doivent être entières ; vous compterez jusqu’au lendemain de la septième semaine, soit cinquante jours, et vous offrirez à l’Éternel une oblation nouvelle. » (Vayikra 23 ;15-16)
- 2« Tu auras aussi une fête des Semaines, pour les prémices de la récolte du froment » (Chémot 34 ;22)
- 3Béréchit (1 ;31)
- 4Talmud Chabbat 88a
- 5Zohar Paracha Térouma 161b : ‘’Le Saint-Béni soit-Il a regardé dans la Torah et a créé le monde.’’
- 6Talmud Chabbat 87a/mfn] — Bravo de les avoir brisées. Parce que la Torah parfaite ne peut entrer dans un monde imparfait. Le don ne peut avoir lieu que s’il tient compte des limites de celui qui le reçoit.
C’est précisément là que commence un autre mouvement. Une dynamique fondée sur une tension.
Car cette Torah-là n’est pas née avec le monde. Le Zohar enseigne que Dieu « a regardé dans la Torah et a créé le monde ». Elle précède donc la Création : elle en est le plan, la matrice. Et pourtant, d’autres enseignements nous disent que la Torah a été donnée pour façonner l’être humain11Middrach Béréchit Rabba (44 ;1) : Rav enseigne : les commandements de la Torah n’ont été donné (par D.) seulement dans le but de façonner par eux les hommes. Est-ce que cela est-il important pour D. si on abat une bête pour la manger par le cou ou par la nuque ? En réalité, les
commandements n’ont été donné que pour façonner le caractère de l’homme. - 7Talmud Baba Batra 14b
- 8Charles Pépin, Les vertus de l’échec, Allary Éditions, 2016, p. 33.
- 9Car le juste tombe sept fois, et se relève » (Michlé 24 ;16)