Combien de gravité fière et joyeuse, dans cette salle de Tel Aviv, où David Ben Gourion s’apprête à proclamer solennellement l’indépendance de l’État d’Israël, l’État juif rêvé par tant de générations ! Parmi les personnalités qui l’entourent, en ce jour historique, le Rav Pin’has Lewin, représentant de l’Agoudath Israël, qui apposera lui aussi sa signature au bas de la Proclamation et participera au premier gouvernement du jeune État. Scènes de liesse dans les rues de Tel Aviv, bientôt bombardées par l’aviation égyptienne… Visage soucieux, au-delà des apparences joyeuses, de Ben Gourion, qui sait mieux que quiconque quels sont les dangers qui menacent maintenant le Yichouv.
Ce jour est aussi le cinquième du mois de Iyar. À Benei Beraq comme à Jérusalem, chez le ‘Hazon Ich, comme chez le Rav de Brisk, ou chez les grands Admorim de Gour, de Belz et de Wizhnitz, la gravité est aussi de mise, même si la perception du danger n’est pas exactement la même qu’à Tel Aviv. Certes, nul n’ignore la dimension historique de cette déclaration d’indépendance, nouvelle étape dans le long Galouth, nouvelle phase de l’immense processus de retour du peuple d’Israël vers sa terre, annoncé et préparé depuis deux siècles déjà par, notamment, trois des plus grands maîtres des dernières générations : rabbi ‘Hayim Ben Attar, auteur du commentaire Or ha-‘Hayim sur la Tora, rabbi Elièzer Ba’al Chem Tov, fondateur de la ‘Hassidouth, et rabbi Eliyahou ben Zalman, le Gaon de Vilna. Que peut-on attendre, se disent-ils, de cet État des Juifs, dont les principaux fondateurs et dirigeants proclament ouvertement leur rejet de la tradition religieuse et leur volonté de créer un nouveau peuple juif libéré de ses « chaînes galouthiques » ? Que va-t-il advenir du monde des Yechivoth, petit mais précieux reste d’un monde englouti durant la Shoah ? Quel avenir pour cette terre qui, dans ses retrouvailles avec ses enfants perdus, donne déjà généreusement ses fruits, comme annoncé par les Prophètes ? Cette terre particulière ne nous a-t-elle pas été promise sous d’expresses conditions de fidélité aux Mitsvoth de la Tora ? Quelles seront désormais les destinées du peuple juif sur sa terre, alors que se trouvent aux commandes des personnages qui se veulent et s’affirment sans D.ieu ni Maîtres ?
Alors, pleurer de joie et de reconnaissance pour cette « consolation » offerte par la Providence divine ? Ou trembler et prier, dans la perception aigüe des dangers spirituels qui, comme en ont averti la Tora et les Prophètes, ne pourront que fragiliser la « brebis d’Israël » face à ses ennemis de l’extérieur et de l’intérieur ? Le ‘Hafets ‘Hayim, raconte-ton, s’était réjoui à l’annonce du mandat donné aux Britanniques de fonder un foyer national pour le peuple juif en Erets Israël. Mais il avait immédiatement fait part de ses craintes quant aux conséquences néfastes des entreprises d’une minorité agissante et militante, œuvrant pour l’avènement d’une société sans Tora …
Sacré dilemme ! Le sacré, et le dilemme…
C’est, chaque année, le même dilemme qui revient : faut-il se réjouir, en ce jour de Yom ha-Atsma’outh, des réalisations exceptionnelles d’Israël dans tant de domaines, de sa place gagnée si rapidement parmi les nations les plus puissantes du monde, de son étonnante prospérité malgré l’état de guerre incessant, du retour de tant de Juifs venus des quatre coins de la planète, des succès de la « start up nation », du foisonnement inouï des Yechivoth et kollelim qui ont refait de ce pays le centre de rayonnement de la Tora qu’il était il y a deux mille ans, de la vitalité extraordinaire et exemplaire d’une société qui donne tant de signes de résilience, de courage et de générosité gratuite ? Ou bien doit-on s’affliger au spectacle de ce pays des Juifs où tant d’enfants grandissent sans même connaître le Chema’ Israël et les simples rudiments de leur tradition, où ce Chabbath qui a donné joie, beauté et bénédiction à nos maisons depuis plus de trois mille ans se voit foulé aux pieds, où tout prétexte est bon pour dénigrer les valeurs de la Tora et promulguer des décrets discriminatoires à l’encontre des élèves des Yechivoth et de leurs familles ? Où, par exemple, la municipalité de Tel Aviv interdit de proposer aux passants la mise de Tefilin ou encore les prières de Yom Kippour célébrées traditionnellement en plein air, sur certaines places de la ville, au motif qu’hommes et femmes y sont séparés ? Cet état de guerre et de lourdes menaces pesant constamment sur cet État ne doit-il pas conduire à de profondes interrogations sur un manque apparent de protection divine ? Et que dire du drame de Sim’hath Tora, réveillant le traumatisme de la guerre de Yom Kippour il y a cinquante ans, alors que les dirigeants politiques et militaires du pays se sont, encore une fois, retrouvés comme incapables de lire » l’inscription affichée au mur « , comme aveuglés face à aux préparatifs évidents de nos ennemis pour passer à l’attaque ? Bien des pays dans le monde envient et convoitent les prodigieux moyens technologiques mis au point et déployés par Israël pour assurer la défense de ses frontières. La fameuse et onéreuse barrière électronique n’a hélas été d’aucune aide, face aux simples bulldozers du ‘Hamas, le jour de Sim’hath Tora ! Durant le Yom ha-Zikaron qui précède le Yom ha-Atsma’outh, nous aurons cette année à évoquer, le cœur serré, tant de morts au combat ou lors d’attentats, nous serons auprès de tant de familles éprouvées dans leur chair, tant de veuves et d’orphelins…
Oui, mais, pourtant…
Oui, dira-t-on, mais la puissance militaire d’Israël s’est manifestée de façon éclatante, avec une réussite exceptionnelle de 99%, lors de l’attaque récente de plusieurs centaines de missiles iraniens ! Cette réussite est effectivement, de l’avis de tous les spécialistes, hors du commun. Autrement dit, il aura fallu un mérite particulier de tout le peuple d’Israël pour mériter une telle protection de la part de la Providence divine, assurant une efficacité proprement extra-ordinaire de la défense aérienne. Oui, mais tant de miracles dans toutes les guerres d’Israël, et tant de récits bouleversants depuis le jour tragique de Sim’hath Tora ! Comment ne pas voir à travers eux les miracles opérés en faveur d’Israël ?
On pourra répondre à cela que certes Il ne sommeille pas, le Gardien d’Israël, et que la Présence divine, qui nous accompagne tout au long de notre histoire, se manifeste auprès de tous ceux pour lesquels un mérite quel qu’il soit vient plaider en leur faveur à l’heure du danger. Les deux anecdotes suivantes pourront nous aider à mieux comprendre ce sujet : lors de la guerre du Golfe, en 1991, un missile était tombé un soir de Chabbath en bordure de Benei Berak, sans faire de victimes (à la même époque, un seul de ces missiles avait fait des dizaines de victimes sur une base américaine en Arabie). Des élèves de la Yechiva de Poniewezh étaient allés voir le Rav Chakh pour lui faire part de leur émotion face à ce miracle. Le Rav Chakh avait répondu par de vives remontrances, en leur tenant à peu près ce langage : » Comment pouvez-vous parler de miracles ? Pensez-vous vraiment que nous soyons dignes de miracles ? Il y a là bien sûr un signe fort de la Providence divine, puisque ce missile a épargné notre ville. Mais il faut savoir l’interpréter pour bien comprendre ce que le Ciel attend de nous : s’il est tombé près de nous un soir de Chabbath, c’est que le respect du Chabbath n’est pas chez nous à la hauteur de ce qu’il devrait être. Tiens, par exemple, nous en sommes en hiver, le repas de Chabbath s’est achevé à la Yechiva à 20 h, combien d’entre vous sont-ils retournés à leur étude, si précieuse pour assurer la protection spirituelle de notre peuple, au lieu de gaspiller leur temps à des futilités ? »
Remontons quelques décennies plus tôt. Quelques jeunes gens, venus d’un kibbouts éloigné sinon opposé à toute pratique religieuse, se présentent à Benei Berak au Kollel du ‘Hazon Ich. Ils n’ont qu’une seule requête : savoir ce qu’est l’étude de la Tora. Un peu décontenancé, l’un des responsables du Kollel se rend auprès du ‘Hazon Ich pour lui demander ce qu’il en pense. Il reçoit alors une réponse ferme et claire : il faut bien sûr les accueillir ! Ils ne mangent pas kacher, ils ne respectent pas Chabbath et ils ne savent même pas ce qu’est Yom Kippour ? C’est vrai, mais j’ai connu leurs grands-parents en Lituanie : lorsque leurs enfants ont été emportés par le vent de révolte qui sévissait alors contre la Tora, ils sont venus au Beith ha-Midrach pour y pleurer à chaudes larmes. Ces larmes n’ont pas été suffisantes pour retenir leurs enfants, mais ce sont elles qui viennent maintenant ouvrir le cœur de leurs petits-enfants !
Nous savons que bien des larmes juives ont été versées dans les générations précédentes. Le jour de Yom ha-Atsma’outh, comme dans bien d’autres circonstances au cours de l’année, nous avons à prier pour que ces larmes viennent, avec un regain de force, éveiller le cœur et la conscience de tous les membres de notre peuple qui n’ont pas encore eu le mérite de voir la main divine à l’œuvre dans toutes les péripéties de notre longue Histoire.