Ernst Abraham von Manstein (1869‑1944), baron prussien converti au judaïsme dès 1892, est resté un exemple de dignité et de fidélité halakhique, continuant à enseigner dans la communauté de Würzburg, malgré la montée du nazisme. Il subit des brimades antijuives, se vit refuser sa demande d’émigrer en Erets Israël, chercha à rejoindre les Juifs déportés — sa demande fut refusée — puis, selon certaines sources non confirmées, isolé et malade, aurait renié sa foi sous la pression en 1942, quelques mois avant sa mort. Son épouse, elle-même convertie ou orpheline juive adoptée par des catholiques mais revenue au judaïsme (les récits varient), vécut auprès de son mari les persécutions nazies, jusqu’à son décès en 1941. Il fut inhumé en cimetière non juif avec honneurs militaires, avant d’être transféré auprès de son épouse, en 1960, à la demande de la communauté juive de Würtzburg.
Son neveu adoptif, Erich von Manstein, fut quant à lui l’un des plus hauts dignitaires militaires du Troisième Reich : feld-maréchal de la Wehrmacht, responsable notamment de la 11ᵉ Armée sur le front Est. Deux destins familiaux diamétralement opposés.
L’article du Monde Juif de décembre 1949 revient sur le procès du général Erich von Manstein, organisé par les Britanniques à Hambourg. Il éclaire avec rigueur les zones d’ombre délibérément maintenues lors de ce jugement.
L’un des faits les plus accablants concerne le témoignage d’Otto Ohlendorf, général SS commandant le groupe spécial D, responsable de la mise à mort de 90 000 civils en Crimée, dont plus de la moitié étaient juifs. Ces massacres, planifiés, méthodiques, furent commis dans la zone d’opération de la 11ᵉ Armée, dirigée par Manstein.
Voici un extrait d’un cahier, constitué par la Gestapo sur la base de rapports des différents Einsatzgruppen, opérant en U.R.S.S. Ces cahiers étaient étaient des documents ultrasecrets, destinés aux plus hauts dignitaires du Reich.
Le Chef de la Police de Sécurité et du SD
Berlin, le 26 septembre 1941.
NA 1 – B. sr. 1/B. 41 gR.g
Affaire d’Etat secrète
Communiqué sur les activités en U.R.S.S. n° 89
confectionné en 48 exemplaires
exemplaire 31
Le groupe spécial D rapporte :
Poste de commandement de Nikolaiev.
Deux tâches principales s’imposaient à l’unité :
- Nettoyage du secteur des Juifs, communistes et partisans. 2. Défense et surveillance des colonies allemandes. Le secteur est débarrassé des Juifs : du 19—8 au 15—9 ont été exécutés 8.890 Juifs et communistes. Nombre total 13.315.
La solution du problème juif est en voie de réalisation à Nikolaiev et à Cherson. 5.000 Juifs ont été arrêtés.
(Doc. NO—3147, page 40)
Dans le communiqué du 2 octobre 1941 :
Le groupe spécial D communique :
Poste de commandement
Nikolaiev
Les commandos spéciaux continuent la liquidation des Juifs et des éléments communistes de la région. En particulier, les villes de Nikolaiev et de Cherson ont été « débarrassées » des Juifs ; les fonctionnaires qui s’y trouvaient encore ont subi le traitement qui convient. Du 16—9 au 30-9 22.467 Juifs et communistes ont été exécutés. Nombre total 35.728.
(Doc. 3137, page 2.)
Dans celui du 18 février 1942 :
Le groupe spécial D communique :
Activités policières
Les recherches des Juifs qui ont pu se soustraire jusqu’ici à l’exécution en se camouflant ou en utilisant des fausses pièces d’identité se poursuivent : A Simféropol, entre le 9 janvier et le 15
février, plus de 300 Juifs ont été saisis et exécutés. Le nombre total des Juifs exécutés a atteint environ 10.000, en dépassant de quelque 300 celui des Juifs enregistrés. Dans d’autres endroits du secteur de 100 à 200 Juifs ont été liquidés.
(Doc. N° 3339, page 19.)
DEVANT de tels textes, il ne reste, évidemment, à von Manstein qu’un seul moyen de défense, dont il use et abuse : prétendre ne jamais en avoir pris connaissance. « Les Einsatzgruppen étaient autonomes, ne dépendaient pas du commandement de l’armée, ne le tenaient pas au courant de leur activité », etc.
Mais voilà un texte qui porte la propre signature de l’accusé. C’est l’ordre secret, lancé par lui à ses troupes le 20 novembre 1941. C’est l’un de ses ordres par lesquels, comme nous l’avons dit, les idées de Hitler sur la guerre nazie, exposées en mars aux grands chefs militaires, ont été communiquées à la troupe. L’un des collègues de Manstein, le commandant de la sixième armée, von Reichenau, fut le premier à rédiger un ordre de ce genre, le 10 octobre 1941. Le texte de Reichenau enthousiasma, sinon ses troupes, du moins son chef suprême, le Führer. Hitler le déclara ordre-modèle (musterbefehl) et invita tous les commandants d’armées à en suivre l’exemple. Le texte ci—dessous est donc la version von Manstein de l’ordre-modèle von Reichenau.
Commandement de la 11e armée
Dép. 1c/AO. Nr. 2379/41 sec.
Au Quartier général le 20—11—1941.
Secret !
Depuis le 22 juin le peuple allemand est en lutte à mort contre le système bolchevique.
Cette lutte ne sera pas menée dans les formes usuelles, selon les règles de guerre européennes, contre la seule armée soviétique.
Elle continuera derrière le front. Des partisans, des francs-tireurs en civil, attaquent des soldats allemands isolés et des petits détachements. s’appliquent à désorganiser nos services du train par des actes de sabotage, la pose des mines et des machines infernales.
Les Juifs constituent un lien entre cet ennemi de l’arrière et les restes des forces armées, qui continuent encore à combattre sous le commandement rouge. Ils occupent ici plus solidement encore qu’en Europe toutes les positions clés de la politique, de l’administration, du commerce et de l’artisanat et forment ainsi le foyer des désordres de tout genre et même de soulèvements possibles.
Le système judéo-bolchévique doit être anéanti une fois pour toutes. Il ne doit jamais plus pénétrer dans notre espace vital européen. Le soldat allemand a donc pour tâche non seulement de vaincre la puissance militaire de ce système. Il est porteur d’une idée nationale (dans le sens allemand du terme « volkisch », N.d.T.) et doit venger toutes les cruautés dont lui et le peuple allemand ont été victimes.
Le soldat doit comprendre la nécessité de faire expier durement ses méfaits au Juif, agent spirituel de la terreur bolchévique.
Le Commandant en Chef :
signé V. Manstein.
(Doc. N° 4064-PS.)
Et pourtant, au procès, aucune charge explicite de complicité de crime contre l’humanité ne fut retenue à ce titre. L’article souligne avec amertume cette absence : Manstein n’a jamais été interrogé sur sa connaissance des massacres, ni sur son inaction. Le nom de ses supérieurs SS est évoqué, mais le lien de commandement, clair dans les faits, est dilué dans le procès.
Le texte dénonce la stratégie de blanchiment — déjà à l’œuvre — d’une Wehrmacht prétendument « propre », détachée des crimes nazis. Le cas Manstein en est l’illustration parfaite : brillant stratège, mais aveugle volontaire, son image a été lavée d’une complicité pourtant patente.
Ce récit historique nous oblige à regarder au-delà des procès et des mémoires officielles. Il rappelle que la mécanique de l’extermination ne fut pas seulement celle des SS fanatiques, mais aussi celle des généraux allemands, au mieux silencieux alors que l’irréparable se déroulait sous leurs ordres.
SOURCES :