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Une histoire bouleversante : Le guer tsédek de Vilna

Quand une histoire est trop belle pour être vraie, il est néanmoins rare qu’elle le soit dans tous ses nobles détails. Mais il est tout aussi rare qu’elle soit totalement fictive, et la vérité se situe la plupart du temps dans la brume parfois épaisse et parfois quasi-transparente qui sépare l’historicité de la fiction.
Une histoire bouleversante : Le guer tsédek de Vilna

Telle est l’histoire d’Avraham ben Avraham, connu de la postérité sous le nom de « guer tsédek de Vilna ».

Commençons donc par la magnifique aventure qui se raconte avec émotion à l’approche de Chavouoth, et qu’importe si elle s’exprime en diverses versions, plus riches les unes que les autres en détails aussi fantaisistes que vibrants d’intensité :

Il était une fois, au XVIIIème siècle, un jeune polono -lituanien de noble et importante origine, le graf ou comte Valentin Pototsky (Potocki, Potolski ou Pototska) destiné à la prêtrise, qui partit étudier à Paris. Entré un jour dans une taverne, il y distingua un vieux Juif penché sur un gros livre fascinant. Doué d’une grande curiosité intellectuelle et d’un immense courage moral, et une chose  entraînant l’autre, Valentin se retrouva rapidement érudit en hébreu et de plus en plus intéressé par le judaïsme ;  il se convertit finalement à Amsterdam, seul lieu où une telle cérémonie était possible à l’époque ; et il adopta le nom d’Avraham ben Avraham, autrement dit fils du Patriarche Avraham, qui est traditionnellement le père de tous les convertis. Bien évidemment, il dut presque immédiatement entrer en clandestinité par peur de l’Église et, sur le conseil du Gaon Eliyahou  de Vilna, il se réfugia dans le petit village de Ilye, où il pensait pouvoir couler des jours paisibles en étudiant la Torah. Malheureusement, il fut reconnu, dénoncé et arrêté par les autorités ecclésiastiques. On essaya longtemps et par divers moyens de le convaincre de renoncer à la foi juive, tout au moins extérieurement, mais en vain, si bien qu’il fut condamné au bûcher (telle fut la loi dans l’empire russe jusqu’en 1905). Le Gaon lui proposa de le libérer grâce au Nom divin dont il avait le secret, mais Avraham refusa, préférant le martyre. Il fut exécuté en 1749, le deuxième jour de la fête de Chavouoth. Après son martyre, le Gaon aurait demandé à être enterré auprès de lui, tant il appréciait la noblesse de cette âme, requête qui aurait été exécutée après sa mort.

 

Le diverses sources

Il n’existe quasiment pas de sources écrites contemporaines des événements en question. Les premiers récits apparaissent plusieurs décennies plus tard, à l’exception toutefois d’une lettre du Rav Ya’akov Emden, publiée dans son œuvre apologétique contre les partisans du faux messie Chabtaï Tsvi Vayakom ‘Edouth be-Ya’akov, en 1755, soit six ans seulement après les événements. Il est vrai qu’il n’y mentionne pas le nom « Avraham ben Avraham », mais son texte contient un certain nombre de détails, et l’auteur est par ailleurs connu pour son souci de véracité et sa rigueur intellectuelle. Nous y reviendrons.

À partir de là, les sources écrites deviennent beaucoup plus éloignées dans le temps (il faut attendre le XIXème siècle) et fortement romancées (ce qui est évident par le nombre de détails fournis impossibles à connaître, et qui varient d’ailleurs d’un ouvrage à l’autre). Ces écrits sont multiples, témoignage du fort intérêt éveillé par ce thème, de la part des non-Juifs comme des Juifs. Citons-en quelques-uns, dans une liste qui est loin d’être exhaustive.

Curieusement, c’est un auteur issu de la Haskala, le romancier Mordekhaï Aharon Günzburg (début du XIXème siècle), qui est le premier à avoir publié, en 1839, une version littéraire et détaillée de l’histoire d’Avraham ben Avraham, sous la forme d’un roman historique du nom d’Aviezer. Il s’agit d’un ouvrage éducatif, peu tendre à l’égard des abus de l’Eglise, mais également envers un judaïsme estimé « obscurantiste ». Son but principal est de glorifier le courage intellectuel et moral, mais au passage il nomme explicitement le comte Potocki et lui donne le nom hébraïque d’Avraham ben Avraham.

En 1841, Józef Ignacy Kraszewski, écrivain polonais, publie une version romancée de l’histoire du comte Potocki, en affirmant s’appuyer sur une version donnée en 1766 par Yehouda Hurwitz dans son livre ‘Amoudei Beith Yéhouda. Or, d’une part Kraszewski avait déjà publié un très grand nombre de romans, donc la fiction lui venait facilement et, d’autre part, le passage en question ne figure pas chez Hurwitz. Qu’importe, et qui va de toute façon prendre la peine de vérifier ? Il introduit des éléments qui feront désormais partie intégrante de l’histoire, par exemple l’amitié avec un autre noble, Zaremba, et des détails sur la conversion à Amsterdam. Ce livre très populaire formera la trame de tous les récits ultérieurs.

En 1873, l’auteur Henry Gersoni, originaire de Vilna, après avoir fait des études rabbiniques à Saint-Pétersbourg, et être parti en Angleterre puis aux États-Unis, publie Sketches of Jewish Life and History : l’ouvrage est destiné à présenter au public anglophone certains aspects peu connus de la vie juive lituanienne. Il comporte un chapitre intitulé The Converted Nobleman, certes influencé par les récits antérieurs, mais peut-être également par des traditions locales dont il aurait eu connaissance à Vilna. Il en parle comme d’un « incident historique » et y introduit un détail curieux, selon lequel l’ami du comte Potocki, Zriemby (appelé souvent Zaremba), également converti au judaïsme, aurait engendré des descendants érudits en Torah très respectés en Hollande. Il nous dit par ailleurs que : « La communauté juive de ma ville natale, Vilna, commémore chaque année le martyre du converti le noble Potozki le deuxième jour de la fête des Semaines [Chavouoth], et a dans son livre de prières une prière spéciale à cet effet. » 

Il y a eu d’autres publications au XXème siècle, qui reprennent les mêmes thèmes.

Yehouda Leib Maimon (1875–1962), futur ministre des Cultes d’Israël, a compilé et commenté l’histoire dans ses travaux historiques sur les martyrs juifs. Il a peut-être été le premier à rassembler les versions existantes en les associant au nom Potocki de façon définitive.

Plus récemment encore, l’ouvrage Avraham ben Avraham, par Selig Schachnowitz, publié en 1930 en allemand, puis republié par Feldheim en version anglaise en 1978, s’intitule honnêtement « Roman historique », ce qui signifie un roman visant à faire revivre une certaine époque, mêlant des personnages historiques et des personnages fictifs. Le livre en question abonde en détails qui ne peuvent en aucun cas avoir été réels ; malheureusement, la facilité de se le procurer et la popularité du personnage d’Avraham aidant, beaucoup de personnes, et parmi les plus sérieuses, le considèrent comme une biographie dont on peut discuter et admirer les moindres détails, dont certains sont un peu effarants.

 

Le virus de la recherche littéraire

Au cours du XXème siècle, il est devenu à la mode parmi les chercheurs, tant juifs que non-juifs, de discréditer l’histoire du guer tsédek en la qualifiant de légende. Si certains de leurs arguments laissent à réfléchir, il en est d’autres qui relèvent purement et simplement de la négation systématique d’une tradition orale ; ou de l’orgueil universitaire vis-à-vis du texte écrit. Voici les principaux raisonnements :

  1. Il n’existe dans les archives polonaises, aussi bien ecclésiastiques que civiles, aucune trace du procès ni de l’exécution d’un nommé Potocki. Or, il s’agit d’un scandale publique qui aurait dû laisser des traces. C’est en effet un argument  d’un certain poids, et il n’est pas interdit de penser que, justement à cause de l’énorme scandale de la conversion d’un de ses membres au judaïsme, cette famille riche et influente n’ait réussi à éliminer les traces en question. Par exemple en Espagne, au moment de l’Inquisition, certaines familles riches de conversos ont dépensé des sommes énormes pour faire disparaître des archives les preuves de leur ascendance juive.
  2.  Des généalogistes ont prouvé qu’aucun membre de cette famille ne s’était appelé Valentin Potocki, et là encore, s’il avait existé, il en serait resté des traces quelque part. La réponse à cela est exactement la même : quand on souhaite faire disparaître quelqu’un pour une raison quelconque, on y arrive. Rappelons que jusqu’à nos jours, on ne sait toujours pas avec certitude qui était le “masque de fer” emprisonné à la Bastille.
  3. Il n’y a pas de source écrite contemporaine des faits, mais uniquement des récits oraux. Rappelons d’abord qu’il existe bel et bien un récit écrit très peu de temps après les faits sous la plume du Rav Ya’akov Emden. Pour qui connaît l’intégrité et le sérieux apporté par les grands d’Israël à leur moindre parole, et plus spécifiquement l’importance extrême attribuée par le Rav Emden à la véracité des faits, les quelques lignes que nous avons de lui à ce sujet doivent suffire. De plus, quel mépris pour la tradition orale ! Nous y reviendrons.
  4. Il existe de nombreuses versions, souvent contradictoires entre elles, en particulier sur des faits concrets tels que la date, le lieu du procès, l’intervention du Gaon de Vilna, etc., ce qui, là encore, est considéré comme plus typique de transmissions orales que de documents écrits. Or souvenons-nous des documents militaires bien officiels ayant « prouvé » la culpabilité de Dreyfus…Non, une chose n’est pas vraie simplement parce qu’elle a été écrite, et elle n’est pas fausse simplement parce qu’elle a été transmise de bouche à oreille.
  5. Certains ont analysé cette histoire comme un « récit identitaire », à savoir un mythe destiné à renforcer la communauté juive. Passons. Même s’il a effectivement joué ce rôle, on ne voit pas en quoi cela invaliderait automatiquement son historicité. Jeanne d’Arc a joué un rôle identitaire du même genre pour les Français, ce qui ne prouve pas qu’elle ait jamais existé historiquement.
  6. Ce genre d’exécution serait anachronique dans la Pologne de l’époque. C’est tout simplement faux, il y a plusieurs récits semblables de l’époque (qui paraissent, eux, mieux documentés) sur des non-juifs convertis au judaïsme et condamnés au bûcher.

 

Alors, qu’en est-il ?

Il est tout d’abord indispensable de se débarrasser de la notion erronée selon laquelle un document écrit est nécessairement et obligatoirement plus fiable et plus vraisemblable qu’une tradition orale transmise de bouche à bouche. Une chose n’est pas vraie simplement parce que « c’est écrit dans le journal », ni parce qu’elle figure sur Internet, ni même parce qu’elle a été détectée par l’IA, qui commet bien des bourdes avec une parfaite bonne conscience. Et elle n’est pas fausse simplement parce que ce n’est écrit nulle part, mais uniquement transmis d’abord par des témoins fiables et contemporains, puis par leurs descendants. L’histoire juive est évidemment le meilleur exemple d’une tradition orale ininterrompue (rappelons que lorsque les Juifs du Yémen, qui avaient été pratiquement isolés géographiquement depuis la période du début  de l’exil, ont été « redécouverts » par les autres communautés, les autorités rabbiniques ont été frappées par leur fidélité au judaïsme rabbinique traditionnel, malgré des siècles de séparation). Mais on trouve des transmissions orales extrêmement fidèles chez d’autres peuples, par exemple les griots d’Afrique de l’Ouest, les aborigènes d’Australie ou les Aïnous du Japon, qui ont tous transmis des textes oraux très longs avec une remarquable fidélité.

Mais plus encore que tout cela, et c’est un point qui ne semble pas avoir été soulevé, la plupart des textes portant sur Avraham ben Avraham mentionnent un lien entre lui et le Gaon de Vilna, lien qui varie effectivement selon les versions, mais que toutes semblent tenir pour acquis. Or, on n’invente pas de toutes pièces une histoire touchant à un personnage tel que le Gaon. Les critiques se sont étonnés non seulement qu’Avraham ne figure dans aucun écrit du Gaon (qui comptait ses mots et ne faisait pas de récits historiques !) ni dans ceux de ses élèves. Ne faut-il pas plutôt s’étonner de ce qu’aucun de ses élèves n’ait trouvé bon de nier des récits tout à fait légendaires, ni même de rétablir la vérité devant un récit un peu trop mythique ? Lorsqu’il s’agit de l’honneur d’un maître vénéré, si l’on ne constate aucune levée de boucliers, c’est probablement que “qui ne dit mot consent”. D’ailleurs, on rapporte que Rabbi Israël Méir ha-Kohen de Radin, ke célèbre ‘Hafets ‘Hayim, avait coutume de raconter à chaque fête de Chavouoth le martyre du guer tsédek. 

Alors en fin de compte, allégorie ou vérité ? Il est plus que probable qu’un noble polonais s’appelant Poto-quelque chose se soit converti au judaïsme dans ke courant du XVIIIe siecle. Il est très vraisemblable qu’il ait pris le nom d’Avraham et, si en réalité il en avait pris un autre, qu’importe ? Avraham est un nom qui a une valeur générique. Malheureusement, il est aussi plus que probable qu’il ait été pourchassé et mis à mort par les autorités ecclésiastiques, rejoignant en cela des dizaines de milliers d’autres Juifs qui ont préféré le bûcher à l’apostasie. Et il est touchant que la mémoire populaire ait non seulement conservé son souvenir, mais l’ait lié indissolublement à celui du plus grand maître de sa génération. Tous les autres détails sont probablement pure invention, et l’histoire est assez forte en elle-même pour pouvoir se passer de fioritures.

Dans cet esprit, terminons par un enseignement qui, en réalité, figure dans de nombreux commentaires classiques (Midrach Tan’houma, Rachi sur ‘Avodah Zarah 2b, Le Kouzari), mais qui a été attribué dans la foulée à Avraham ben Avraham. On ne prête qu’aux riches, et après tout son souvenir est lié à la fête de Chavouoth ! Le Midrach rapporte qu’avant de donner la Torah à Israël, D.ieu s’est d’abord adressé aux autres peuples, qui l’ont tous refusée, estimant qu’elle allait à l’encontre de leurs tendances naturelles. Les Benei Israël, quant à eux, l’ont acceptée les yeux fermés et sans même s’enquérir de son contenu. Avraham aurait enseigné (après beaucoup d’autres maîtres…) qu’il est impossible que la totalité des populations non-juives l’aient refusée, ni que la totalité des Juifs l’ait acceptée sans aucune réticence. Les Juifs qui l’avaient refusée ont fini (eux ou leurs descendants) par s’assimiler à d’autres peuples, alors que les non-juifs qui l’avaient acceptée en leur cœur ont bénéficié à travers les siècles d’une Main providentielle qui les guide vers elle.

Tamar Ittah

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