Une mémoire blessée : le ressentiment des survivants
Il n’est pas nécessaire de longuement interroger les rescapés de la Shoah pour mesurer l’ampleur du ressentiment envers le CICR. Pour beaucoup, l’organisation est synonyme d’absence, de passivité, voire de compromission. Alors que des millions de Juifs sont déportés et assassinés dans les camps de la mort, le CICR ne parvient ni à protester efficacement ni à imposer des visites dans ces lieux d’extermination. Un grief revient avec insistance : le manque d’accès aux camps. Pire encore, dans les rares cas où des visites ont eu lieu, comme à Theresienstadt, elles ont été perçues comme des cautions implicites à la propagande nazie.
L’institution face à ses limites
Pour comprendre cette inertie apparente, il faut d’abord saisir la nature du CICR à l’époque. Composé exclusivement de citoyens suisses, financé principalement par la Confédération helvétique, l’organisme n’est pas un défenseur des droits de l’homme mais un garant du droit humanitaire. Il intervient là où les Conventions de Genève le permettent, principalement auprès des prisonniers de guerre. Face aux populations civiles déportées — notamment les Juifs —, aucune base juridique solide ne permet alors au CICR d’agir avec la même efficacité.
De plus, les responsables du Comité adoptent une posture de prudence extrême. Marqués par une culture conservatrice et légaliste, ils redoutent par-dessus tout de compromettre leur neutralité en dénonçant publiquement les crimes nazis. Leur priorité reste la pérennité de leurs interventions, même limitées. Cette posture, qui peut sembler aujourd’hui incompréhensible, s’ancre dans un contexte où la diplomatie humanitaire se fait encore dans la discrétion, à huis clos, avec l’accord des belligérants.
Le cas Rossel : la visite de trop
C’est dans ce contexte ambigu qu’intervient en juin 1944 la célèbre visite du délégué Maurice Rossel à Theresienstadt, camp-ghetto situé en Bohême. Organisée par les nazis comme une vitrine pour les instances internationales, la visite est une mise en scène soigneusement orchestrée. Tout y est préparé pour donner l’illusion d’un camp autonome, propre, organisé, où les détenus – en majorité juifs – vivent dans des conditions décentes. Rossel, jeune médecin sans réelle expérience diplomatique, s’y laisse prendre. Son rapport, rédigé dans un style administratif froid, renforce l’image que les nazis voulaient transmettre : celle d’un camp-modèle, d’un “Endlager”, un lieu de séjour final sans transfert ultérieur vers les centres de mise à mort.
Or, à peine trois mois plus tard, les déportations de Theresienstadt vers Auschwitz reprendront, emportant notamment des enfants. Le rapport Rossel devient alors un document symbolique de l’échec du CICR. Instrumentalisé par la propagande nazie, il cristallise les reproches adressés à l’institution. Des survivants dénoncent une visite “aveugle”, une complicité passive. Dans les années 1970, Claude Lanzmann donnera un écho retentissant à cette polémique dans le film Un vivant qui passe, où il interroge Rossel dans un long entretien empreint de tension et d’amertume.
Une « visite » à Auschwitz ?
Mais Theresienstadt n’est pas le seul épisode controversé. En septembre 1944, Rossel tente une nouvelle mission, cette fois à Auschwitz. Officiellement, il ne peut entrer dans le camp et se contente d’un entretien avec un officier SS à la Kommandantur. Son rapport évoque quelques baraquements aperçus de loin, des prisonniers au regard éteint, et une rumeur – non confirmée – de chambres à gaz. Là encore, l’absence d’analyse critique ou de prise de position renforce l’impression d’un regard volontairement détourné.
Pourtant, des témoignages ultérieurs viendront troubler cette version. D’anciens déportés affirment avoir vu un homme portant les insignes de la Croix-Rouge dans le camp même. S’agissait-il de Rossel ? D’un imposteur ? De la Croix-Rouge allemande ? L’hypothèse d’une visite officieuse, dissimulée par la suite, n’a jamais été confirmée. Mais elle alimente une mémoire douloureuse : celle d’un témoin qui aurait vu… et qui se serait tu.
Entre mémoire et histoire : un clivage persistant
Au-delà des faits, la controverse sur les visites de camps par le CICR révèle un écart profond entre mémoire et histoire. D’un côté, les survivants, porteurs d’un traumatisme insurmontable, réclament reconnaissance et vérité. De l’autre, une institution qui se protège derrière les contraintes de son mandat, refusant de céder à l’émotion ou à la pression médiatique. Ce fossé alimente encore aujourd’hui un malaise : celui d’un humanitaire face à l’indicible.
Le débat ne porte plus uniquement sur ce qui a été fait ou non, mais sur ce qui aurait dû l’être. À l’heure où le rôle des ONG est plus crucial que jamais, l’histoire du CICR face à la Shoah rappelle que la neutralité, si elle est une condition d’action, ne saurait justifier l’inaction. Elle pose une question toujours actuelle : jusqu’où peut-on rester neutre face au crime ?