Un quartier qui revient toujours
La présence juive dans le Marais remonte au Moyen-Âge. Dès le XIIIᵉ siècle, une communauté s’installe autour de ce qui deviendra plus tard la rue des Rosiers. Mais en 1306, le roi Philippe le Bel signe l’édit d’expulsion des Juifs de France : en un mois, familles, livres, commerces doivent disparaître. Le quartier perd sa communauté, mais pas sa mémoire.
Il faudra attendre la Révolution française et l’Émancipation de 1791 pour que des familles juives reviennent habiter Paris comme citoyens à part entière, en se joignant aux quelques centaines de “Portugais“ et autres Achkénazes qui y étaient jusque-là plus ou moins tolérés. Beaucoup arrivent d’Alsace et de Lorraine, notamment après l’annexion de ces régions par l’Allemagne en 1871. Elles montent à Paris, trouvent refuge dans le vieux Marais populaire, s’installent rue des Rosiers et dans les rues adjacentes1https://www.lesamisdegeneriques.org/ark:/naan/a011442407908aTBqtO.
À la fin du XIXᵉ siècle, une nouvelle vague déferle : celle des Juifs d’Europe de l’Est, chassés par les pogroms et la misère en Russie, en Pologne, en Roumanie, dans l’Empire
austro-hongrois. La France, premier pays européen à avoir donné des droits civiques aux Juifs, apparaît alors comme un havre possible. Des milliers de migrants descendent du train à la gare de l’Est et se dirigent vers ce quartier populaire où les loyers sont encore abordables : le Marais2https://www.parismarais.com/en/discover-the-marais/the-marais-neighborhoods/rue-des-rosiers.html.
C’est à ce moment-là que le quartier prend son surnom en yiddish : le Pletzl3https://en.wikipedia.org/wiki/Pletzl, la “petite place”, autour de la rue des Rosiers et de la place Saint-Paul.
Comme un shtetl au cœur de Paris
Dans ces ruelles étroites, on parle yiddish, français, parfois un peu de russe ou de polonais. On ouvre des boucheries cachères, des épiceries, des ateliers de confection, des boulangeries. Les immeubles sont vétustes, parfois insalubres, mais la vie est intense, dense, pleine de solidarité.
Certains coins deviennent presque des micro-shtetls : la rue des Écouffes, la rue Ferdinand-Duval – un temps surnommée “rue des Juifs” tant la présence y est forte. On
construit des synagogues de quartier, de petites maisons d’étude. Le Chabbath, les rues se calment, mais les appartements s’illuminent. On imagine facilement les enfants courant dans les escaliers en colimaçon, l’odeur du gefilte fish, le bruit des machines à coudre le dimanche.
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, plus de la moitié des habitants du quartier sont juifs, majoritairement achkénazes. Le Marais est devenu le véritable cœur de la vie juive populaire parisienne, avec son accent, ses odeurs, sa sociabilité propre4https://www.mahj.org/sites/default/files/2023-04/mahJ_depliantMarais_WEB_bd.pdf.
Les ombres de la guerre
Puis viennent les années noires. L’Occupation, les lois antijuives du régime de Vichy, les rafles organisées avec la police française. Des familles entières sont arrêtées, parfois à
l’aube, parfois à la sortie de l’école, avant d’être dirigées vers le Vél’ d’Hiv, Drancy, puis les camps d’extermination.
Plus de la moitié des habitants juifs du Marais ne reviendront pas5https://www.mahj.org/sites/default/files/2023-04/mahJ_depliantMarais_WEB_bd.pdf.
Aujourd’hui, des plaques rappellent ces noms, souvent ceux d’enfants, sur les façades des écoles et des immeubles. On y lit : « À la mémoire des enfants déportés de ce quartier… ». Juste à côté, le Mémorial de la Shoah, rue Geoffroy-l’Asnier, veille sur cette mémoire avec ses murs gravés, ses archives, ses expositions.
On ne peut pas marcher dans le Pletzl sans sentir ce silence-là, sous le bruit des touristes et des conversations. C’est une mémoire qui ne crie pas, mais qui pèse.
Renaître encore : les Séfarades et le renouveau des années 1960
Après la guerre, le quartier se vide en partie : certains survivants ne veulent plus revenir vivre là où tout a été brisé ; d’autres partent vers des quartiers plus neufs en périphérie. On aurait pu croire que c’en était fini de la vie juive dans le Marais.
Mais, une fois de plus, le Pletzl va renaître autrement. Dans les années 1960 et 1970, une nouvelle vague arrive : des Juifs séfarades, venus d’Algérie, du Maroc, de Tunisie, ou de Turquie après les indépendances et les départs forcés. Beaucoup s’installent en France, notamment à Paris, et redonnent vie au quartier autour de la rue des Rosiers et de la place Saint-Paul6https://www.mahj.org/sites/default/files/2023-04/mahJ_depliantMarais_WEB_bd.pdf.
Ils y apportent leurs mélodies, leurs recettes, leur accent, leur manière de prier. Les odeurs changent : aux kreplach et au strudel s’ajoutent la dafina, la pastilla, les salades orientales. Les commerces séfarades côtoient les vieilles enseignes achkénazes, et le Marais devient un espace de rencontre entre ces deux grandes cultures juives.
En 1973, le film Les Aventures de Rabbi Jacob de Gérard Oury, avec Louis de Funès, immortalise cette ambiance et ancre la rue des Rosiers dans l’imaginaire collectif français7https://mymarais.paris/en/visit/The-history-and-soul-of-the-Jewish-quarter-of-the-Marais-a-day-of-discovery/.
Falafels, librairies et synagogues : un présent foisonnant
Aujourd’hui, la vie juive du Marais se lit autant dans les assiettes que dans les pierres. Devant L’As du Falafel, la file s’étire souvent jusque dans la rue, au milieu des touristes, des Parisiens, des jeunes avec kippa sur la tête et des passants de toutes origines. Les chawarma et pitas débordantes s’engloutissent debout, au coin de la rue. À quelques pas, d’autres institutions – traiteurs achkénazes, “délicatesses“ d’inspiration new-yorkaise, boulangeries historiques – perpétuent des recettes venues de Pologne ou de Lituanie, revisitées au goût parisien8https://www.parismarais.com/fr/decouvrez-le-marais/histoire-du-marais/le-quartier-juif-du-marais.html.
Les façades colorées de la “boutique bleue” ou de la “boutique jaune”, les pâtisseries yiddish, les cheesecake massifs, les hamantaschen dorés, tout cela raconte un monde qui a traversé la mer et les tragédies pour se poser là, entre deux hôtels particuliers du XVIIᵉ siècle.
Mais le quartier n’est pas qu’un décor gourmand. Il est aussi habité par le texte et la prière : librairies juives spécialisées, synagogues discrètes cachées dans des cours, grande synagogue des Tournelles, synagogue Agoudas Hakehilos avec la Yechiva attenante, sans oublier le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme (MAHJ), installé dans l’hôtel de
Saint-Aignan. Autant de lieux où l’on vient étudier, visiter, prier, ou simplement ressentir la profondeur de cette histoire.
La blessure de 1982, la quête de justice
Au milieu de ce foisonnement, le 9 août 1982, le quartier est à nouveau frappé en plein cœur. Des terroristes pénètrent dans le restaurant Jo Goldenberg, au coin de la rue des Rosiers et de la rue Ferdinand-Duval. Ils lancent une grenade et ouvrent le feu sur les clients et les passants. En quelques minutes, six personnes sont tuées, vingt-deux blessées9https://fr.wikipedia.org/wiki/Attentat_de_la_rue_des_Rosiers.
Pendant des décennies, cet attentat demeure une plaie ouverte, d’autant que ses commanditaires et ses exécutants restent hors de portée de la justice française. Les stores rouges du restaurant, longtemps restés en place, deviennent un symbole silencieux de ce drame.
Plus de quarante ans plus tard, la perspective d’un procès se concrétise enfin : une cour d’assises spécialement composée doit juger plusieurs hommes accusés d’avoir participé à l’attaque, certains par contumace10https://www.tf1info.fr/justice-faits-divers/attentat-de-la-rue-des-rosiers-en-1982-le-proces-aura-bien-lieu-2408678.html.
Pour les familles de victimes et pour tout le quartier, c’est autant une question de justice que de mémoire.
Un quartier fait de strates, de voix et de langues
Et pourtant, malgré les expulsions médiévales, les rafles, la Shoah, l’attentat de 1982, l’antisémitisme persistant, le Marais reste avant tout un quartier de vie. Ce qui frappe quand on s’y promène, ce n’est pas seulement la douleur de l’histoire, mais cette capacité presque obstinée à continuer à exister, à cuisiner, à débattre, à rire, à prier.
On y croise des familles qui sortent de la synagogue, des adolescents qui se retrouvent devant un falafel, des touristes qui photographient des enseignes en hébreu sans toujours en comprendre la portée. On entend parfois un “Chabbath Chalom” lancé sur un trottoir, un “Toda” au comptoir d’une boulangerie, un vieux yiddish qui s’échappe d’une conversation entre habitués.
Le Marais juif, c’est cela : une accumulation de couches, d’empreintes, de renaissances. Un quartier qui a vu passer les Juifs médiévaux, les Alsaciens, les réfugiés de l’Est, les séfarades d’Afrique du Nord, les étudiants, les touristes, les militants, les rescapés. Un lieu où l’on peut lire dans la pierre et dans les vitrines la force de la continuité juive.
On pourrait dire que c’est un quartier de fantômes. Mais ce serait oublier que ces fantômes sont entourés de vie, de fumées de grillades, de pages de Talmud, de films, de rires et de prières.
Le Marais n’est pas seulement un décor “typique” pour cartes postales. C’est un fragment fragile mais vibrant de l’histoire juive mondiale, planté au cœur de Paris. Un quartier qui, envers et contre tout, continue de dire la richesse plurielle des cultures juives – achkénazes, séfarades, orientales – à ceux qui prennent le temps de lever les yeux en marchant.
- 1https://www.lesamisdegeneriques.org/ark:/naan/a011442407908aTBqtO
- 2https://www.parismarais.com/en/discover-the-marais/the-marais-neighborhoods/rue-des-rosiers.html
- 3https://en.wikipedia.org/wiki/Pletzl
- 4https://www.mahj.org/sites/default/files/2023-04/mahJ_depliantMarais_WEB_bd.pdf
- 5https://www.mahj.org/sites/default/files/2023-04/mahJ_depliantMarais_WEB_bd.pdf
- 6https://www.mahj.org/sites/default/files/2023-04/mahJ_depliantMarais_WEB_bd.pdf
- 7https://mymarais.paris/en/visit/The-history-and-soul-of-the-Jewish-quarter-of-the-Marais-a-day-of-discovery/
- 8https://www.parismarais.com/fr/decouvrez-le-marais/histoire-du-marais/le-quartier-juif-du-marais.html
- 9https://fr.wikipedia.org/wiki/Attentat_de_la_rue_des_Rosiers
- 10https://www.tf1info.fr/justice-faits-divers/attentat-de-la-rue-des-rosiers-en-1982-le-proces-aura-bien-lieu-2408678.html







