Qui est donc Gupta ? Il s’agit de Vinay Gupta, petit-fils d’un nommé Kundan Lal. Sa curiosité piquée par certaines rumeurs familiales, il s’est mis à rechercher, dans des documents familiaux et des archives publiques, tout ce qui concernait les activités de son grand-père, renseignements qu’il a rassemblés en un livre, A Rescue in Vienna, dans lequel il relate la façon dont ce dernier, efficacement et dans la discrétion la plus absolue, a réussi à sauver un certain nombre de Juifs pendant la période de la Shoah.
Kundan Lal, né en 1893, est un homme d’action, industriel, impliqué dans le mouvement national indien et philanthrope à ses heures perdues. Ainsi, il a fondé une organisation caritative appelée Shri Kundan Lal Trust, à laquelle il a fait don de la majorité de ses biens. En 1941, il a créé une école de filles (plus tard transformée en établissement mixte).
En 1938, il se rend à Vienne (récemment annexée par l’Allemagne nazie). Il s’y était déjà rendu une dizaine d’années auparavant pour acheter des machines modernes pour ses usines, mais voulait à présent se rendre au salon professionnel de Wiener Messe, tout en profitant de cette occasion pour faire traiter des problèmes de santé. Il comptait en particulier consulter le Dr Gustav Singer, de renommée mondiale. Mais Vienne avait bien changé, et tous les médecins juifs avaient été congédiés. Kundan Lal, stupéfait de l’atmosphère lourdement antisémite qui s’était installée à Vienne, profitera à partir de là de tous ses séjours ultérieurs pour rencontrer des Juifs et chercher à les aider.
Les visas
D’après Gupta, c‘est à l’hôpital qu’il fait la connaissance d’Alfred et Lucy Wachsler, qui s’y réfugiaient sous des prétextes médicaux, s’y sentant plus en sécurité qu’ailleurs. C’est alors qu’il réfléchit à la manière de leur venir en aide. Sans aucun lien officiel ni moyens diplomatiques (contrairement à Schindler et à Sugihara), il ne peut compter que sur ses initiatives individuelles.
Alfred étant fabricant de meubles, il lui trouve un poste dans ses usines. Par la suite, il invente ou finance des emplois, parfois dans de véritables entreprises, parfois dans des entreprises fictives, ce qui sert de motif légal pour demander des visas de travail pour l’Inde. À l’époque, l’Inde britannique n’était pas encore autonome, et c’est donc à l’Angleterre qu’il fallait demander des visas. On devait les adresser au Consulat Britannique le plus proche, c’est-à-dire, pour les Allemands et les Autrichiens, à Vienne ou à Berlin. Mais les instructions et les quotas provenaient du Bureau des Indes à Londres, en coordination avec le Ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni. Par ailleurs, les consulats locaux (comme celui de Vienne) pouvaient émettre un visa sur présentation d’une lettre d’invitation ou de parrainage depuis l’Inde.
On ne sait pas exactement de quelle façon Kundan Lal a obtenu tous les visas qu’il désirait, mais il est assez probable qu’en tant qu’industriel installé à Ludhiana, il rédigeait des lettres d’embauche et de garantie financière pour des ressortissants autrichiens juifs, leur fournissant ainsi le motif d’entrée légal exigé par l’administration britannique. En pratique, la vérification des garanties était assez superficielle.
Il a cependant fini par attirer l’attention. D’après Gupta, la Gestapo aurait commencé à s’intéresser à lui à la fin de 1938, après la Nuit de Cristal. Il aurait alors été convoqué et interrogé par les autorités allemandes, mais son statut diplomatique (il était fonctionnaire du service consulaire britannique, représentant les intérêts de l’Inde britannique auprès de l’ambassade du Royaume-Uni en Autriche) l’a protégé d’une arrestation. Peu après, il aurait été rappelé par les Britanniques, probablement sous pression, et a quitté Vienne en 1939, peu avant la guerre. Les Britanniques ne l’ont pas puni ouvertement, mais ils ont mis un terme discret à sa progression de carrière, comme on le faisait souvent avec ceux qui avaient agi « hors cadre » — même pour des raisons morales. Il en a été très affecté.
Les familles sauvées
Alfred et Lucy Wachsler : Alfred était menuisier ou artisan du bois. Lucy était enceinte à l’époque de leur rencontre. C’est à Vienne que Kundan Lal les rencontre dans un hôpital. Il leur propose un travail en Inde et les aide à obtenir les visas. Ils émigrent en Inde avec leur enfant. Alfred a plus tard ouvert un atelier de mobilier utilisant du teck birman, travail manuel avec des artisans locaux.
Fritz Weiss : Avocat à Vienne, diplômé en droit de l’Université de Vienne, il se cachait à l’hôpital, feignant une maladie pour échapper à la persécution. Kundan Lal lui offre un poste dans une entreprise fictive appelée « Kundan Agencies » afin d’obtenir pour lui un visa pour l’Inde.
Hans Losch : Spécialiste textile, qui avait perdu son emploi en raison des lois antisémites. Il voit une annonce dans un journal autrichien que Kundan Lal avait passée pour attirer des travailleurs qualifiés (menuiserie, textile) en Inde (il n’acceptait toutefois que les candidats juifs). Il lui propose le rôle de manager dans la fictive « Kundan Cloth Mills » à Ludhiana, logement fourni, participation aux bénéfices.
Alfred et Siegfried Schafranek : Alfred Schafranek (et son frère Siegfried) tenaient une usine de contre-plaqué en Autriche, avec beaucoup d’employés. Sous les persécutions nazies, leur entreprise avait été menacée. Kundan Lal leur assure un poste, un moyen de quitter l’Autriche, et une fois arrivés en Inde, les aide à monter une usine de contre-plaqué (dans un hangar derrière leur nouvelle maison à Ludhiana).
Siegmund Retter : Homme d’affaires dans le domaine des machines-outils. Avec sa famille, il voit son commerce s’effondrer sous les lois anti-juives, puis Kundan Lal organise pour lui la possibilité de venir en Inde et de reprendre ses activités.
Mais il ne s’arrêtait pas là. Les familles juives arrivaient épuisées, sans argent et souvent sans bagages. Kundan Lal les installait d’abord dans sa maison principale à Ludhiana, où il leur avait réservé des chambres, avant de leur trouver de petits logements proches, souvent dans des dépendances ou des maisons louées à ses frais. Il leur fournissait les premiers meubles, des vêtements adaptés au climat indien, et les aidait à trouver leur place. D’après les témoignages, il partageait ses repas avec eux, les aidait à s’orienter dans la ville, et refusait toute rémunération.
Voici comment le décrit une lettre d’Alfred Wachsler : « Il n’était pas seulement notre sauveur, mais notre père dans un pays étranger. Il nous a accueillis à la gare, nous a donné son toit, sa nourriture et la paix. Il nous a dit : « Vous êtes en sécurité maintenant. Reconstruisez votre vie. » » Un témoin raconte que la cour de la maison de Kundan Lal était « pleine de rires d’enfants parlant un mélange d’allemand, d’hindi et de pendjabi ».
Après la guerre
Certaines des familles aidées par Kundan Lal (notamment les Wachsler) ont été internées par les autorités britanniques en Inde, classées administrativement comme enemy aliens (à cause de leur nationalité allemande) et détenues au camp de Purandhar. Plusieurs ne furent libérées qu’en 1946.
Pourtant ce camp n’était pas un camp punitif, mais un centre d’internement civil. Les conditions y étaient dures mais nettement meilleures que dans les camps européens. Kundan Lal a continué à leur envoyer de la nourriture, des vêtements et des livres, et a adressé plusieurs lettres au gouvernement pour demander leur libération. Il n’a pas été entendu, mais il a gardé le contact avec les familles, et les a accueillies à nouveau chez lui à leur libération, en 1946.
Par la suite, les Wachsler sont retournés à Ludhiana, où Kundan Lal les a de nouveau accueillis chez lui. Alfred a rouvert un atelier de menuiserie, où il fabriquait des meubles en teck birman. En 1951, ils ont émigré en Israël, avec leur fils qui avait grandi en Inde.
Hans Losch, qui avait été technicien textile à Vienne, s’est très rapidement intégré dans l’industrie du tissu à Ludhiana. Il a épousé une femme indienne d’origine chrétienne anglo-indienne. Leur fils unique est devenu ingénieur à Bombay. Après l’indépendance, Hans Losch est resté en Inde et a pris la nationalité indienne. Il est décédé à Delhi dans les années 1960.
Siegmund Retter, commerçant en machines-outils, a relancé son activité après la guerre grâce à l’aide financière de Kundan Lal. Il a ouvert un petit atelier d’outillage à Amritsar, qu’il a ensuite transmis à un associé indien. En 1950, il est parti avec sa famille en Australie, où il a retrouvé d’autres réfugiés viennois.
Alfred et Siegfried Schafranek ont fondé une fabrique de contre-plaqué à Bombay (Mumbai), qui a prospéré dans les années 1950. Puis Siegfried est reparti en Europe après la mort de sa femme, et Alfred est resté en Inde jusqu’à sa mort en 1965.
Fritz Weiss, juriste viennois, a refait sa vie à Calcutta, où il a travaillé comme conseiller juridique pour une entreprise britannique. Il a épousé une femme juive originaire de Bagdad, issue de la communauté juive irakienne de Calcutta. Il est mort en 1958, mais ses descendants ont gardé la mémoire de Kundan Lal, et son fils, avocat à Tel-Aviv, a contribué aux recherches de Gupta dans les années 2000.
Toutes ces familles ont gardé le souvenir de Kundan Lal comme d’un homme silencieux, sans vanité, et d’une droiture absolue. Elles ont correspondu entre elles pendant des décennies, formant une sorte de petite diaspora « de Ludhiana », entre Israël, l’Australie, l’Inde et l’Angleterre. Certaines lettres échangées à l’occasion des fêtes juives comportaient la mention : « À l’homme qui nous a rendu notre lendemain. »
Et pourtant, étonnamment, il ne figure pas encore parmi les « justes parmi les nations ». Gupta, le petit-fils de Kundan Lal, travaille avec des historiens israéliens et indiens pour constituer un dossier complet, contenant des copies de passeports autrichiens, des lettres de remerciement et des photographies de groupe prises à Ludhiana, dans l’intention de soumettre le dossier à Yad Vashem avant 2026. Si les témoignages des descendants Wachsler et Retter sont jugés recevables, il pourrait alors être le premier Indien à recevoir officiellement ce titre.







