Diogo Pires naît à Lisbonne, vers l’an 1500, dans une famille de conversos. Est-il au courant de ses origines juives ? Manifestement oui, comme la suite le montrera, mais de façon très vague. N’oublions pas qu’il y allait de la vie de ses parents de l’élever comme chrétien, mais ils ont certainement eu aussi à cœur de lui révéler en secret ses origines. C’est un garçon brillant, et même surdoué, au point qu’à une vingtaine d’années il se retrouve secrétaire du roi (ou secrétaire d’État, selon les sources), un poste très élevé qui impliquait une grande maîtrise des langues et une bonne connaissance des affaires politiques et diplomatiques du royaume. Bref, l’avenir paraît reluisant. Mais une rencontre peut bouleverser toute une vie.
David Reouveni
Vers 1525 arrive au Portugal un curieux personnage, que des récits hagiographiques bien ultérieurs ont décrit comme très petit de taille (au point d’être presque un nain), fort laid et montant un cheval blanc. Ce qui est à peu près certain, c’est qu’il attirait l’attention, et cherchait d’ailleurs ouvertement à le faire. Il se disait le frère d’un nommé Joseph, roi du royaume juif mythique de Khorassan, quelque part en Asie centrale, dont les habitants étaient censés préparer la venue du Machia’h. Et pour ce faire, disait Reouveni, il lui fallait renforcer son armée grâce à celles que lui fourniraient les puissances européennes. Ensemble, ils pourraient alors combattre leur ennemi commun, à savoir l’Empire ottoman qui venait de conquérir la Terre Sainte, afin de l’en chasser. Les Juifs y gagneraient la Terre des promesses, précieux préalable à la venue du Machia’h ; les chrétiens, de leur côté, trouveraient alors de précieux alliés pour affaiblir l’Empire ottoman, contrôler des routes stratégiques, renforcer leur image religieuse et politique et étendre leur influence au Proche-Orient.
Reouveni, sans prétendre être lui-même le Machia’h, était sans aucun doute entouré d’un halo de messianisme. Il se percevait comme le précurseur des temps messianiques et exerçait indiscutablement une sorte de fascination par sa vision exaltante de la restauration d’un royaume juif, comme par son habileté diplomatique et son courage. Il était certainement aussi très charismatique, comme le montre notamment l’ampleur de son influence sur Diogo Pires.
Naissance de Chlomo Molkho
Pires, qui n’avait encore jamais vu de Juif authentique et se proclamant tel, ébloui par l’aspect mystique du personnage, ainsi sans doute que par son fort charisme, s’attacha à lui avec la fougue qui accompagne toute aventure spirituelle. Au point que se rappelant qu’après tout, lui aussi était juif, il demanda à Reouveni de le circoncire. Celui-ci, qui redoutait d’éveiller l’hostilité des autorités portugaises, refusa. C’est alors que le jeune homme n’hésita pas à se circoncire lui-même, comme il le raconte dans son journal : « Ce jour-là, j’ai pris l’instrument avec mes propres mains, résolu à briser le lien de ma chair avec mon passé profane. La douleur me traversa tout entier, ardente comme un feu qui purifie l’âme. Pourtant, dans cette souffrance, j’eus une vision : une lumière éclatante m’enveloppait, et une voix intérieure me disait que j’étais scellé à l’alliance éternelle. Cet acte de mon corps fut le passage vers une vie nouvelle, une renaissance sous le signe de la vérité et de la foi. À travers la chair meurtrie, mon esprit s’éleva vers les cieux, et je compris que ma mission venait de commencer. »
Tel un ba’al techouva qui marque le passage d’un état à l’autre en changeant de nom, Diogo prit celui de Chlomo Molkho : Chlomo, en allusion à la fois à la paix (chalom) qu’il souhaitait faire régner et à la sagesse du roi Salomon à laquelle il aspirait ; et Molkho (dérivé de mélekh, le roi), soit pour revendiquer pour lui-même une royauté d’ordre spirituelle, soit peut-être pour se désigner comme le serviteur du Roi des rois, soit peut-être tout simplement pour reprendre le nom d’origine de sa famille.
Sa mission
Craignant la colère du roi du Portugal, il doit fuir, et se met à étudier passionnément tout ce qu’il ignorait du judaïsme jusque-là, mettant très rapidement l’accent sur la Kabbala, pour laquelle il se sent une attirance si forte qu’elle lui paraît relever de sa mission. Il va étudier auprès de Rabbi Yossef Taytatsak, figure influente du judaïsme séfarade à Salonique, il y rencontre également Rabbi Yossef Karo, futur auteur du Choul’han Aroukh, et approfondit ses études mystiques à Tsfath/Safed, avant de se lancer dans une tournée de prédication qui le mène de ville en ville et de pays en pays, ne manquant pas d’attirer des foules avides d’espoir messianique, comme en tous les temps les plus troublés de l’Histoire. On le voit ainsi en Italie, à Salonique, en Terre Sainte, puis de nouveau en Italie.
Parallèlement, les visions prophétiques dont il fait état dans le récit de sa circoncision (alors qu’auparavant, il n’avait jamais eu de visions, mystiques ou autres) se multiplient, se précisent, et viennent consolider l’aura messianique qui le couronne. Il prédit ainsi prédit l’imminence d’une catastrophe sur Rome. Peu après, en 1527, les troupes de Charles Quint mettent Rome à sac, et trois ans plus tard la ville est inondée par un débordement du Tibre. Il prédit par ailleurs un tremblement de terre au Portugal, qui aura effectivement lieu en 1531. La réalisation de ces prophéties impressionne énormément et semble confirmer l’origine divine de ces révélations. Si bien que le Pape Clément VII lui-même, très cultivé et attiré par la personnalité hors du commun du jeune homme, y voit un signe, et lui accorde une protection qu’on ne peut s’empêcher de considérer comme surnaturelle, elle aussi !
Qu’on en juge : Il rencontre le Pape pour la première fois en 1524, après quoi, vers 1527-1528, ses activités le font dénoncer pour judaïsation (à savoir retour aux pratiques juives après une conversion au christianisme), ce qui aux yeux de l’Inquisition était un crime passible de mort (alors que la pratique ouverte du judaïsme sans aucune conversion préalable était tolérée). Il est donc condamné au bûcher, et c’est alors qu’intervient son protecteur le Pape… qui le cache et l’exfiltre, tout en envoyant un autre condamné à mort à sa place. On croit rêver.
Et pourtant… cette protection aura ses limites, ne fût-ce que parce que Clément VII lui-même, très affaibli politiquement à la fois par des défaites militaires qui l’avaient livré à l’autorité de Charles-Quint et par un bras de fer avec le roi Henri VIII d’Angleterre, n’avait plus guère d’autorité.
C’est ainsi que lorsque Chlomo Molkho, ayant finalement retrouvé David Reouveni, se joignit à lui pour aller solliciter de Charles-Quint cette fameuse armée qui devait libérer la Terre Sainte, ce dernier les fit arrêter sans autre forme de procès et les livra à l’Inquisition. On ne sait pas très bien ce qu’il advint de Reuveni, mais Molkho fut exécuté à Mantoue après avoir subi (d’après certaines sources) le châtiment de la mutilation d’un pied, le tout sans aucune intervention papale. L’hagiographie affirme que lorsqu’il était déjà sur le bûcher, on lui proposa l’amnistie et la vie sauve s’il acceptait de réintégrer le giron de l’Église : il rejeta fermement cette proposition, préférant mourir en martyr, ce qui lui vaudra la vénération non seulement du peuple, mais aussi de kabbalistes postérieurs comme Rabbi ‘Haïm Vital, ainsi que le titre de ha-Kaddoch (« le saint »), qui lui est parfois attribué.
Alors, Machia’h manqué ou fauteur de troubles ?
Non seulement toutes les périodes troublées (et y a-t-il jamais eu pour le peuple juif des périodes calmes, si ce n’est très localement et très sporadiquement ?) connaissent un fervent élan messianique, mais la tradition enseigne qu’à chaque génération, il y a une âme qui est en puissance celle du Machia’h, si seulement sa génération s’en montre digne. Dans ces circonstances, et sans tenir compte de ceux qui ne sont attirés que par l’argent ou la gloire, il est tout à fait compréhensible qu’une âme qui se croit ou qui se sait exceptionnelle se demande si telle n’est pas sa mission, et il n’y a là rien de répréhensible tant que la Halakha est respectée dans son intégralité.
Chlomo Molkho a-t-il cru qu’il était le Machia’h ? Il ne l’a jamais dit ouvertement. Toutefois, il est clair de ses écrits qu’il voit dans son époque des signes messianiques, et il y exprime sa conviction que la délivrance est proche. Il a d’abord quelque peu joué le rôle du « précurseur » de David Reouveni (qui s’estimait lui-même précurseur alors que Molkho voyait en lui le Machia’h), mais par la suite, lorsque des rumeurs ont commencé à circuler à son propre sujet, on ne voit pas qu’il les ait démenties. Son charisme, sa grande piété allant jusqu’à l’ascétisme, ses visions et sa maîtrise de la Kabbala en faisaient un candidat potentiel, tout au moins au titre de Machia’h ben Yossef, précurseur du Machia’h ben David, censé préparer la venue de ce dernier en combattant les ennemis d’Israël, et appelé à mourir au combat.
Il est indéniable qu’il s’est toutefois livré à une certaine mise en scène : il adopte ainsi pour prêcher un vêtement blanc, comme symbole de pureté ; et il se présente à Rome pour rencontrer le Pape Clément VII vêtu de haillons, parmi les pauvres, monté sur un âne, conformément à une imagerie messianique classique, tirée du Talmud. C’était peut-être aussi pour se démarquer de Reouveni, qui, lui, paradait sur un cheval blanc et richement vêtu, dans un style quasiment royal.
Toutefois, les autorités rabbiniques de l’époque l’ont regardé avec beaucoup de scepticisme, si ce n’est avec une franche hostilité. Une agitation messianique est en effet toujours vue comme dangereuse pour la communauté, en ce qu’elle attire l’attention des autorités civiles. De plus, il semble avoir utilisé la Kabbala ma’assith (qui consiste à employer des moyens spirituels et magiques pour agir sur le monde), ce qui risque de mettre en contact avec les forces de l’impureté. Il pouvait donc représenter un danger à la fois politique et spirituel.
Néanmoins, il n’en allait pas de même des kabbalistes qui l’ont connu personnellement, comme Rabbi Yossef Taïtatsak, Rabbi Chlomo Alkabetz et Rabbi Yossef Karo, qui l’ont considéré comme un prophète authentique. On rapporte que Rabbi Yossef Karo aurait rêvé d’atteindre le niveau de Chlomo Molkho par une même mort en martyr, et que son « Maguid » (voix céleste qui lui transmettait des enseignements) le lui aurait promis. Il lui serait d’ailleurs apparu au moment de sa mort, pour lui révéler de tels secrets qu’ils ont provoqué un embrasement de son âme, dans une mort par le feu qu’il avait tant souhaitée…
Alors, Chlomo Molkho a-t-il été, comme le Ari (Rabbi Yits’hak Louria Ashkenazi) ou le Ram’hal (Rabbi Moché ‘Haïm Luzzato), un tsadik de génie dont la génération n’a pas été digne, ou simplement un jeune exalté surdoué à la foi profonde et au comportement ardent mais dangereux ? La postérité n’a retenu que la grandeur de sa mort en martyr, dont on célèbre la hilloula le 5 Tévet.