Un bref historique sur la start-up culinaire la plus novatrice du XIXe siècle nous éclairera sur le lien entre LA nuit fondatrice du peuple juif et le récipient en métal qui révolutionna le marché de l’alimentaire.
Pour saisir le phénomène, quelques chiffres : plus de 80 milliards (!!) de boîtes de conserve sont produites chaque année dans le monde, pour les 8 milliards de terriens que
nous sommes, et un Français consomme 50 kg de conserves par an.
Petit historique d’une grande invention
A la fin du XVIIIe siècle, Napoléon Bonaparte cherche un moyen de conserver les aliments pour nourrir ses troupes lors de longues campagnes militaires.
N’a-t-il pas dit : « Une armée marche sur son estomac » ?
En 1795, le gouvernement français lance donc un concours : 10 000 francs à celui qui trouvera une méthode efficace de conservation. Nicolas Appert, un confiseur français, met alors au point un procédé révolutionnaire : la stérilisation des aliments dans des bocaux en verre — alors des bouteilles de champagne, capables de résister à la pression de hautes
températures — scellés hermétiquement. Il gagne le prix, publie un livre sur le sujet, mais ne brevète pas son invention.
Peu après, en Angleterre, Peter Dornad s’empare de l’idée et la perfectionne : il remplace le verre par du fer-blanc, bien plus solide. Cette fois, l’invention est brevetée et c’est la naissance officielle de la boîte de conserve métallique.
Les premières boîtes sont si épaisses et si lourdes qu’il faut les ouvrir au marteau et au burin.
Les ouvre-boîtes ne seront inventés que quarante ans plus tard, et les soldats devaient parfois user de la baïonnette ou casser les boîtes à coups de pierre pour pouvoir faire manger.
La boîte devient peu à peu populaire dans les armées européennes, puis dans le monde civil au XIXe siècle, notamment avec la colonisation, les voyages en mer et les expéditions.
Plus besoin, lors des grandes épopées maritimes, de prendre bétail et volaille avec soi : dans un minimum de place, on s’assure des aliments nourrissants et variés pour l’équipage et
les passagers, tout en évitant le scorbut, contracté à cause d’une nourriture trop pauvre en vitamine C.
Les progrès industriels les rendent plus légères, plus faciles à ouvrir (avec la fameuse languette), et mieux stérilisées. La conserve se démocratise peu à peu, avec l’apparition de plats cuisinés, de légumes, de sardines. On y trouvera même des produits de luxe comme le caviar et le foie gras.
Ce qu’il faut également savoir, c’est que, contrairement à sa mauvaise réputation, elle conserve 70 % des vitamines des aliments et préserve très bien les oméga-3. De plus, elle est recyclable à 100 %, donc très économique en énergie.
Qui dit mieux ?
L’apparition de la congélation, en tout bien tout honneur, ne lui a pas fait d’ombre : essayez donc de remplir votre valise pour les îles Caraïbes de sacs de haricots surgelés… vous m’en direz des nouvelles !
Deux cents ans après son invention, la petite boîte en métal se porte donc très bien.
La nuit des « conserves »
L’inventeur de l’hébreu moderne, Eliezer Ben Yehouda, cherchait généralement dans les sources bibliques les racines des nouveaux concepts qu’il allait introduire dans la langue hébraïque moderne. Par exemple, lorsqu’il dut trouver un terme pour « microbe » — dont il n’existe évidemment aucune évocation dans la Torah —, il contracta les mots « ’haï » (vivant) et « dak » (infime), ce qui donna « ’haïdak », traduction parfaite de mikros (petit) et bios (vie) en grec ancien.
Devant le casse-tête de la boîte de conserve, Ben Yehouda allait devoir s’échiner.
Comment traduire ce concept ?
En donnant à la conserve le nom de « chimourim », emprunté à la nuit du Seder, il aura en fait dévoilé de façon brillante l’essence de cette nuit exceptionnelle, pierre angulaire du judaïsme.
Car le Seder est en effet une boîte étanche, parfaitement hermétique, dont le contenu ne s’altère jamais, et qui conserve son message intact à travers les millénaires.
Comme les aliments qui ne conservent leur fraîcheur que dans un récipient soigneusement scellé, il ne faut surtout pas y faire entrer des ingrédients fantaisistes et non approuvés, au risque d’invalider son contenu, pire : de le rendre inconsommable.
La grande nouveauté du Seder, c’est sa capacité à transmettre intact les ingrédients d’hier, tels qu’ils ont été vécus, à la génération suivante, en leur gardant toute leur saveur et leur consistance.
C’est la boîte noire du peuple juif, incassable et intergénérationnelle, qui a enregistré pour toujours les événements constitutifs de la genèse des Hébreux.
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Ceux qui ont joué avec la recette, qui ont descellé la boîte et ri de ses rites millénaires, se sont perdus dans la nuit des temps, coupés de la tradition, sans avoir eu le mérite de faire hériter de sa magie à leur descendance.
Car cette nuit, si elle est accueillie et célébrée comme il se doit, laissera dans le cœur de nos enfants la certitude qu’ils participent à l’Histoire exceptionnelle d’un peuple tout aussi exceptionnel.